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BUG-JARGAL.

jour. C’était à l’occasion de ce désastreux décret du 15 mai 1791, par lequel l’Assemblée nationale de France admettait les hommes de couleur libres à l’égal partage des droits politiques avec les blancs. Dans un bal donné à la ville du Cap par le gouverneur, plusieurs jeunes colons parlaient avec véhémence sur cette loi, qui blessait si cruellement l’amour-propre, peut-être fondé, des blancs. Je ne m’étais point encore mêlé à la conversation, lorsque je vis s’approcher du groupe un riche planteur que les blancs admettaient difficilement parmi eux, et dont la couleur équivoque faisait suspecter l’origine. Je m’avançai brusquement vers cet homme en lui disant à voix haute : « Passez outre, monsieur ; il se dit ici des choses désagréables pour vous, qui avez du sang mêlé dans les veines. » Cette imputation l’irrita au point qu’il m’appela en duel. Nous fûmes tous deux blessés. J’avais eu tort, je l’avoue, de le provoquer ; mais il est probable que ce qu’on appelle le préjugé de la couleur n’eût pas suffi seul pour m’y pousser : cet homme avait depuis quelque temps l’audace de lever les yeux jusqu’à ma cousine, et au moment où je l’humiliai d’une manière si inattendue, il venait de danser avec elle.

Quoi qu’il en fût, je voyais s’avancer avec ivresse le moment où je posséderais Marie, et je demeurais étranger à l’effervescence toujours croissante qui faisait bouillonner toutes les têtes autour de moi. Les yeux fixés sur mon bonheur, qui s’approchait, je n’apercevais pas le nuage effrayant qui déjà couvrait pres-