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BUG-JARGAL.

jetai un regard sur cet assassin, qui allait être mon bourreau. Il me fit pitié. Ses lèvres étaient violettes, ses dents claquaient ; un mouvement convulsif, dont tremblaient tous ses membres, le faisait chanceler ; sa main revenait sans cesse, et comme machinalement, sur son front pour en essuyer les traces de sang, et il regardait d’un air insensé le cadavre fumant étendu à ses pieds. Ses yeux hagards ne se détachaient pas de sa victime.

J’attendais le moment où il achèverait sa tâche par ma mort. J’étais dans une position singulière avec cet homme : il avait déjà failli me tuer pour me prouver qu’il était blanc ; il allait maintenant m’assassiner pour démontrer qu’il était mulâtre.

« Allons, lui dit Biassou, c’est bien, je suis content de toi, l’ami ! » Il jeta un coup d’œil sur moi, et ajouta : « Je te fais grâce de l’autre. Va-t’en. Nous te déclarons bon frère, et nous te nommons bourreau de notre armée. »

À ces paroles du chef, un nègre sortit des rangs, s’inclina trois fois devant Biassou, et s’écria en son jargon que je traduirai en français pour vous en faciliter l’intelligence :

« Et moi, mon général ?

— Eh bien, toi ! que veux-tu dire ? demanda Biassou.

— Est-ce que vous ne ferez rien pour moi, mon général ? dit le nègre. Voilà que vous donnez de l’avancement à ce chien de blanc, qui assassine pour se faire reconnaître des nôtres. Est-ce que vous ne m’en donnerez pas aussi, à moi qui suis un bon noir ? »

Cette requête inattendue parut embarrasser Biassou, et le chef du rassemblement des Cayes lui dit en français :

« On ne peut le satisfaire, tâchez d’éluder sa demande.

— Te donner de l’avancement ? dit alors Biassou au bon noir ; je ne demande pas mieux. Quel grade désires-tu ?

— Je voudrais être oficial[1].

— Officier ! reprit le généralissime, eh bien ! quels sont tes titres pour obtenir l’épaulette ?

— C’est moi, répondit le noir avec emphase, qui ai mis le feu à l’habitation Lagoscette, dès les premiers jours d’août. C’est moi qui ai massacré M. Clément, le planteur, et porté la tête de son raffineur au bout d’une pique. J’ai égorgé dix femmes blanches et sept petits enfants ; l’un d’entre eux a même servi d’enseigne aux braves noirs de Bouckmann. Plus tard, j’ai brûlé quatre familles de colons dans une chambre du fort Galifet, que j’avais fermée à double tour avant de l’incendier. Mon père a été roué au Cap, mon frère a été pendu au Rocrou, et j’ai failli moi-même être fusillé. J’ai brûlé trois plantations de café, six plantations d’indigo, deux cents carreaux de cannes à sucre ; j’ai tué mon maître, M. Noë, et sa mère…

— Épargne-nous tes états de services, dit Rigaud, dont la feinte mansuétude cachait une cruauté réelle, mais qui était féroce avec décence, et ne pouvait souffrir le cynisme du brigandage.

— Je pourrais en citer encore bien d’autres, repartit le nègre avec orgueil ; mais vous trouvez sans doute que cela suffit pour mériter le grade d’oficial, et pour porter une épaulette d’or sur ma veste, comme nos camarades que voilà. »

Il montrait les aides de camp et l’état-major de Biassou. Le généralissime parut réfléchir un moment, puis il adressa gravement ces paroles au nègre :

« Je serais charmé de t’accorder un grade ; je suis satisfait de tes services ; mais il faut encore autre chose. Sais-tu le latin ? »

Le brigand ébahi ouvrit de grands yeux, et dit :

« Plaît-il, mon général ?

— Eh bien oui, reprit vivement Biassou, sais-tu le latin ?

— Le… latin ?… répéta le noir stupéfait.

— Oui. oui, oui, le latin ! sais-tu le latin ? » poursuivit le rusé chef. Et, déployant un étendard sur lequel était écrit le verset du psaume : In exitu Israël de Ægypto, il ajouta : « Explique-nous ce que veulent dire ces mots. »

Le noir, au comble de la surprise, restait immobile et muet, et froissait machinalement le pagne de son caleçon, tandis que ses yeux effarés allaient du général au drapeau et du drapeau au général.

« Allons, répondras-tu ? » dit Biassou avec impatience.

Le noir, après s’être gratté la tête, ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, et laissa enfin tomber ces mots embarrassés :

« Je ne sais pas ce que veut dire le général. »

Le visage de Biassou prit une subite expression de colère et d’indignation.

« Comment ! misérable drôle ! s’écria-t-il, comment ! tu veux être officier et tu ne sais pas le latin !

— Mais, mon général… balbutia le nègre, confus et tremblant.

— Tais-toi ! reprit Biassou, dont l’emportement semblait croître. Je ne sais à quoi tient que je te fasse fusiller sur l’heure pour ta présomption. Comprenez-vous, Rigaud, ce plaisant officier qui ne sait seulement pas le latin ?

  1. Officier.