Page:Hugo - Bug-Jargal, 1876.djvu/62

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
BUG-JARGAL.

Eh bien, drôle, puisque tu ne comprends point ce qui est écrit sur ce drapeau, je vais te l’expliquer : In exitu, tout soldat, Israël, qui ne sait pas le latin, de Ægypto, ne peut être nommé officier. N’est-ce point cela, monsieur le chapelain ? »

Le petit obi fit un signe affirmatif. Biassou continua :

« Ce frère, que je viens de nommer bourreau de l’armée, et dont tu es jaloux, sait le latin. »

Il se tourna vers le nouveau bourreau.

« N’est-il pas vrai, l’ami ? Prouvez à ce butor que vous en savez plus que lui. Que signifie… Dominus vobiscum ?  »

Le malheureux colon sang-mêlé, arraché de sa sombre rêverie par cette voix redoutable, leva la tête, et quoique ses esprits fussent encore tout égarés par le lâche assassinat qu’il venait de commettre, la terreur le décida à l’obéissance. Il y avait quelque chose d’étrange dans l’air dont cet homme cherchait à retrouver un souvenir de collège parmi ses pensées d’épouvante et de remords, et dans la manière lugubre dont il prononça l’explication enfantine :

« Dominus vobiscum… cela veut dire… Que le Seigneur soit avec vous !

Et cum spiritu tuo ! ajouta solennellement le mystérieux obi.

Amen, » dit Biassou. Puis, reprenant son accent irrité, et mêlant à son couroux simulé quelques phrases de mauvais latin à la façon de Sganarelle, pour convaincre les noirs de la science de leur chef : « Rentre le dernier dans ton rang ! cria-t-il au nègre ambitieux. Sursum corda ! Ne t’avise plus à l’avenir de prétendre monter au rang de tes chefs, qui savent le latin, orate fratres, ou je te fais pendre ! bonus, bona, bonum !  »

Le nègre, émerveillé et terrifié tout ensemble, retourna à son rang en baissant honteusement la tête, au milieu des huées générales de tous ses camarades, qui s’indignaient de ses prétentions si mal fondées, et fixaient des yeux d’admiration sur leur docte généralissime.

Il y avait un côté burlesque dans cette scène, qui acheva cependant de m’inspirer une haute idée de l’habileté de Biassou. Le moyen ridicule qu’il venait d’employer avec tant de succès[1] pour déconcerter les ambitions toujours si exigeantes dans une bande de rebelles, me donnait à la fois la mesure de la stupidité des nègres et de l’adresse de leur chef.

XXXVI

Cependant l’heure de l’almuerzo[2] de Biassou était venue. On apporta devant le mariscal de campo de Su Magestad Catolica une grande écaille de tortue dans laquelle fumait une espèce d’olla podrida, abondamment assaisonnée de tranches de lard, où la chair de tortue remplaçait le carnero[3], et la patate les garganzas[4]. Un énorme chou caraïbe flottait à la surface de ce puchero. Des deux côtés de l’écaille, qui servait à la fois de marmite et de soupière, étaient deux coupes d’écorce de coco pleines de raisins secs, de sandias[5], d’ignames et de figues : c’était le postre[6]. Un pain de maïs et une outre de vin goudronné complétaient l’appareil du festin. Biassou tira de sa poche quelques gousses d’ail et en frotta lui-même le pain ; puis, sans même faire enlever le cadavre palpitant couché devant ses yeux, il se mit à manger, et invita Rigaud à en faire autant. L’appétit de Biassou avait quelque chose d’effrayant.

L’obi ne partagea point leur repas. Je compris que, comme tous ses pareils, il ne mangeait jamais en public, afin de faire croire aux nègres qu’il était d’une essence surnaturelle et qu’il vivait sans nourriture.

Tout en déjeunant, Biassou ordonna à un aide de camp de faire commencer la revue, et les bandes se mirent à défiler en bon ordre devant la grotte. Les noirs du Morne-Rouge passèrent les premiers ; ils étaient environ quatre mille, divisés en petits pelotons serrés que conduisaient des chefs ornés, comme je l’ai déjà dit, de caleçons ou de ceintures écarlates. Ces noirs, presque tous grands et forts, portaient des fusils, des haches et des sabres : un grand nombre d’entre eux avaient des arcs, des flèches et des zagaies, qu’ils s’étaient forgés à défaut d’autres armes. Ils n’avaient point de drapeau, et marchaient en silence d’un air consterné.

En voyant défiler cette horde, Biassou se pencha à l’oreille de Rigaud, et lui dit en français :

« Quand donc la mitraille de Blanchelande et de Rouvray me débarrassera-t-elle de ces bandits du Morne-Rouge ? Je les hais : ce sont presque tous des congos ! Et puis ils ne savent tuer que dans le combat ; ils suivent l’exem-

  1. Toussaint-Louverture s’est servi plus tard du même expédient avec le même avantage.
  2. Déjeuner.
  3. L’agneau.
  4. Les pois chiches.
  5. Melons d’eau.
  6. Dessert.