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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

et elle en était l’épanouissement. Elle semblait l’âme fleur de toute cette ombre.

Toute cette ombre, flottante en Déruchette, pesait sur Gilliatt. Il était éperdu. Ce qu’il éprouvait échappe aux paroles ; l’émotion est toujours neuve et le mot a toujours servi ; de là l’impossibilité d’exprimer l’émotion. L’accablement du ravissement existe. Voir Déruchette, la voir elle-même, voir sa robe, voir son bonnet, voir son ruban qu’elle tourne autour de son doigt, est-ce qu’on peut se figurer une telle chose ? Être près d’elle, est-ce que c’est possible ? L’entendre respirer, elle respire donc ! Alors les astres respirent. Gilliatt frissonnait. Il était le plus misérable et le plus enivré des hommes. Il ne savait que faire. Ce délire de la voir l’anéantissait. Quoi ! C’était elle qui était là, et c’était lui qui était ici ! Ses idées, éblouies et fixes, s’arrêtaient sur cette créature comme sur une escarboucle. Il regardait cette nuque et ces cheveux. Il ne se disait même pas que tout cela maintenant était à lui, qu’avant peu, demain peut-être, ce bonnet il aurait le droit de le défaire, ce ruban il aurait le droit de le dénouer. Songer jusque-là, il n’eût pas même conçu un moment cet excès d’audace. Toucher avec la pensée, c’est presque toucher avec la main. L’amour était pour Gilliatt comme le miel pour l’ours, le rêve exquis et délicat. Il pensait confusément. Il ne savait ce qu’il avait. Le rossignol chantait. Il se sentait expirer.

Se lever, franchir le mur, s’approcher, dire c’est moi, parler à Déruchette, cette idée ne lui venait pas. Si elle lui fût venue, il se fût enfui. Si quelque chose de semblable à une pensée parvenait à poindre dans son esprit, c’était ceci,