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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

ne vous ai jamais parlé. Je vous aimais, mais je ne le savais pas. Seulement, le premier jour, quand monsieur Hérode a lu l’histoire de Rebecca et que vos yeux ont rencontré les miens, je me suis senti les joues en feu, et j’ai pensé : Oh ! Comme Rebecca a dû devenir rouge ! C’est égal, avant-hier, on m’aurait dit : Vous aimez le recteur, j’aurais ri. C’est ce qu’il y a eu de terrible dans cet amour-là. Ç’a été comme une trahison. Je n’y ai pas pris garde. J’allais à l’église, je vous voyais, je croyais que tout le monde était comme moi. Je ne vous fais pas de reproche, vous n’avez rien fait pour que je vous aime, vous ne vous êtes pas donné de peine, vous me regardiez, ce n’est pas de votre faute si vous regardez les personnes, et cela a fait que je vous ai adoré. Je ne m’en doutais pas. Quand vous preniez le livre, c’était de la lumière ; quand les autres le prenaient, ce n’était qu’un livre. Vous leviez quelquefois les yeux sur moi. Vous parliez des archanges, c’était vous l’archange. Ce que vous disiez, je le pensais tout de suite. Avant vous, je ne sais pas si je croyais en Dieu. Depuis vous, j’étais devenue une femme qui fait sa prière. Je disais à Douce : Habille-moi bien vite que je ne manque pas l’office. Et je courais à l’église. Ainsi, être amoureuse d’un homme, c’est cela. Je ne le savais pas. Je me disais : Comme je deviens dévote ! C’est vous qui m’avez appris que je n’allais pas à l’église pour le bon Dieu. J’y allais pour vous, c’est vrai. Vous êtes beau, vous parlez bien, quand vous éleviez les bras au ciel, il me semblait que vous teniez mon cœur dans vos deux mains blanches. J’étais folle, je l’ignorais. Voulez-vous que je vous dise votre faute, c’est d’être entré hier dans le jardin, c’est de m’avoir parlé.