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L’ÉCUEIL

par la tempête, il avait espéré trouver la baille du charpentier et tout son outillage ordinairement logé dans la cale à l’avant. Or, c’était précisément l’avant qui avait été emporté.

Les deux excavations, conquises sur l’écueil par Gilliatt, étaient voisines. Le magasin et la forge communiquaient.

Tous les soirs, sa journée finie, Gilliatt soupait d’un morceau de biscuit amolli dans l’eau, d’un oursin ou d’un poingclos, ou de quelques châtaignes de mer, la seule chasse possible dans ces rochers, et, grelottant comme la corde à nœuds, remontait se coucher dans son trou sur la grande Douvre.

L’espèce d’abstraction où vivait Gilliatt s’augmentait de la matérialité même de ses occupations. La réalité à haute dose effare. Le labeur corporel avec ses détails sans nombre n’ôtait rien à la stupeur de se trouver là et de faire ce qu’il faisait. Ordinairement la lassitude matérielle est un fil qui tire à terre ; mais la singularité même de la besogne entreprise par Gilliatt le maintenait dans une sorte de région idéale et crépusculaire. Il lui semblait par moments donner des coups de marteau dans les nuages. Dans d’autres instants, il lui semblait que ses outils étaient des armes. Il avait le sentiment singulier d’une attaque latente qu’il réprimait ou qu’il prévenait. Tresser du funin, tirer d’une voile un fil de caret, arc-bouter deux madriers, c’était façonner des machines de guerre. Les mille soins minutieux de ce sauvetage finissaient par ressembler à des précautions contre des agressions intelligentes, fort peu dissimulées et très transparentes. Gilliatt ne savait pas les mots qui rendent les idées, mais il percevait les idées. Il se sentait de moins en moins ouvrier et de plus en plus belluaire.