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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

cela tenait à ce qu’il était peu accessible à la contradiction. Il ne la tolérait pas plus de l’océan que d’un autre. Il entendait être obéi ; tant pis pour la mer si elle résistait ; il fallait qu’elle en prît son parti. Mess Lethierry ne cédait point. Une vague qui se cabre, pas plus qu’un voisin qui dispute, ne réussissait à l’arrêter. Ce qu’il disait était dit, ce qu’il projetait était fait. Il ne se courbait ni devant une objection, ni devant une tempête. Non, pour lui, n’existait pas ; ni dans la bouche d’un homme, ni dans le grondement d’un nuage. Il passait outre. Il ne permettait point qu’on le refusât. De là son entêtement dans la vie et son intrépidité sur l’océan.

Il assaisonnait volontiers lui-même sa soupe au poisson, sachant la dose de poivre et de sel et les herbes qu’il fallait, et se régalait autant de la faire que de la manger. Un être qu’un suroît transfigure et qu’une redingote abrutit, qui ressemble, les cheveux au vent, à Jean Bart, et, en chapeau rond, à Jocrisse, gauche à la ville, étrange et redoutable à la mer, un dos de portefaix, point de jurons, très rarement de la colère, un petit accent très doux qui devient tonnerre dans un porte-voix, un paysan qui a lu l’Encyclopédie, un guernesiais qui a vu la révolution, un ignorant très savant, aucune bigoterie, mais toutes sortes de visions, plus de foi à la dame blanche qu’à la sainte Vierge, la force de Polyphème, la volonté de Christophe Colomb, la logique de la girouette, quelque chose d’un taureau et quelque chose d’un enfant, un nez presque camard, des joues puissantes, une bouche qui a toutes ses dents, un froncement partout sur la figure, une face qui semble avoir été tripotée par la vague et sur laquelle la rose des vents a tourné pendant quarante