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DURANDE ET DÉRUCHETTE

d’être baptisé le Bateau-Diable (Devil-Boat). À ces bons pêcheurs d’alors, jadis catholiques, désormais calvinistes, toujours bigots, cela sembla être de l’enfer qui flottait. Un prédicateur local traita cette question : A-t-on le droit de faire travailler ensemble l’eau et le feu que Dieu a séparés[1] ? Cette bête de feu et de fer ne ressemblait-elle pas à Léviathan ? N’était-ce pas refaire, dans la mesure humaine, le chaos ? Ce n’est pas la première fois que l’ascension du progrès est qualifiée retour au chaos.

Idée folle, erreur grossière, absurdité ; tel avait été le verdict de l’académie des sciences consultée, au commencement de ce siècle, sur le bateau à vapeur par Napoléon ; les pêcheurs de Saint-Sampson sont excusables de n’être, en matière scientifique, qu’au niveau des géomètres de Paris, et, en matière religieuse, une petite île comme Guernesey n’est pas forcée d’avoir plus de lumières qu’un grand continent comme l’Amérique. En 1807, quand le premier bateau de Fulton, patronné par Livingstone, pourvu de la machine de Watt envoyée d’Angleterre, et monté, outre l’équipage, par deux français seulement, André Michaux et un autre, quand ce premier bateau à vapeur fit son premier voyage de New-York à Albany, le hasard fit que ce fut le 17 août. Sur ce, le méthodisme prit la parole, et dans toutes les chapelles les prédicateurs maudirent cette machine, déclarant que ce nombre dix-sept était le total des dix antennes et des sept têtes de la bête de l’Apocalypse. En Amérique on invoquait contre le navire à vapeur la bête de l’Apocalypse

  1. Genèse, chap. i, vers. 4.