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DURANDE ET DÉRUCHETTE

Car mess Lethierry avait fini par être populaire. Cette popularité lui venait un peu de sa bonté, de son dévouement et de son courage, un peu de la quantité d’hommes qu’il avait sauvés, beaucoup de son succès, et aussi de ce qu’il avait donné au port de Saint-Sampson le privilège des départs et des arrivées du bateau à vapeur. Voyant que décidément le Devil-Boat était une bonne affaire, Saint-Pierre, la capitale, l’avait réclamé pour son port, mais Lethierry avait tenu bon pour Saint-Sampson. C’était sa ville natale. — C’est là que j’ai été lancé à la mer, disait-il. — De là une vive popularité locale. Sa qualité de propriétaire payant taxe faisait de lui ce qu’on appelle à Guernesey un habitant. On l’avait nommé douzenier. Ce pauvre matelot avait franchi cinq échelons sur six de l’ordre social guernesiais ; il était mess ; il touchait au monsieur ; et qui sait s’il n’arriverait pas même à franchir le monsieur ? Qui sait si un jour on ne lirait pas dans l’almanach de Guernesey au chapitre gentry and nobility cette inscription inouïe et superbe : Lethierry esq. ?

Mais mess Lethierry dédaignait ou plutôt ignorait le côté par lequel les choses sont vanité. Il se sentait utile, c’était là sa joie. Être populaire le touchait moins qu’être nécessaire. Il n’avait, nous l’avons dit, que deux amours et, par conséquent, que deux ambitions, Durande et Déruchette.

Quoi qu’il en fût, il avait mis à la loterie de la mer, et il y avait gagné le quine.

Le quine, c’était la Durande naviguant.