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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

ramifié en France, à Paris le procès Trogoff, ramifié en Belgique, en Suisse et en Italie, avaient multiplié les motifs d’inquiétude et de disparition, et augmenté cette profonde déroute souterraine qui faisait le vide jusque dans les plus hauts rangs de l’ordre social d’alors. Se mettre en sûreté, tel était le souci. Être compromis, c’était être perdu. Être accusé, c’était être exécuté. L’esprit des cours prévôtales avait survécu à l’institution. Les condamnations étaient de complaisance. On se sauvait au Texas, aux montagnes Rocheuses, au Pérou, au Mexique. Les hommes de la Loire, brigands alors, paladins aujourd’hui, avaient fondé le champ d’asile. Une chanson de Béranger disait : Sauvages, nous sommes français ; prenez pitié de notre gloire. S’expatrier était la ressource. Mais rien n’est moins simple que de fuir ; ce monosyllabe contient des abîmes. Tout fait obstacle à qui s’esquive. Se dérober implique se déguiser. Des personnes considérables, et même illustres, étaient réduites à des expédients de malfaiteurs. Et encore elles y réussissaient mal. Elles y étaient invraisemblables. Leur habitude de coudées franches rendait difficile leur glissement à travers les mailles de l’évasion. Un filou en rupture de ban était devant l’œil de la police plus correct qu’un général. S’imagine-t-on l’innocence contrainte à se grimer, la vertu contrefaisant sa voix, la gloire mettant un masque ? Tel passant à l’air suspect était une renommée en quête d’un faux passe-port. Les allures louches de l’homme qui s’échappe ne prouvaient pas qu’on n’eût point devant les yeux un héros. Traits fugitifs et caractéristiques des temps, que l’histoire dite régulière néglige, et que le vrai peintre d’un siècle doit souligner. Derrière ces fuites d’hon-