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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

il y avait à peine place pour un homme. Il faudrait donc que, pour sauver cette machine, un homme allât aux rochers Douvres, et qu’il y allât seul, seul dans cette mer, seul dans ce désert, seul à cinq lieues de la côte, seul dans cette épouvante, seul des semaines entières, seul devant le prévu et l’imprévu, sans ravitaillement dans les angoisses du dénûment, sans secours dans les incidents de la détresse, sans autre trace humaine que celle de l’ancien naufragé expiré de misère là, sans autre compagnon que ce mort. Et comment s’y prendrait-il d’ailleurs pour sauver cette machine ? Il faudrait qu’il fût non seulement matelot, mais forgeron. Et à travers quelles épreuves ! L’homme qui tenterait cela serait plus qu’un héros. Ce serait un fou. Car dans de certaines entreprises disproportionnées où le surhumain semble nécessaire, la bravoure a au-dessus d’elle la démence. Et en effet, après tout, se dévouer pour de la ferraille, ne serait-ce pas extravagant ? Non, personne n’irait aux rochers Douvres. On devait renoncer à la machine comme au reste. Le sauveteur qu’il fallait ne se présenterait point. Où trouver un tel homme ?

Ceci, dit un peu autrement, était le fond de tous les propos murmurés dans cette foule.

Le patron du Shealtiel, qui était un ancien pilote, résuma la pensée de tous par cette exclamation à voix haute :

— Non ! C’est fini. L’homme qui ira là et qui rapportera la machine n’existe pas.

— Puisque je n’y vais pas, ajouta Imbrancam, c’est qu’on ne peut pas y aller.

Le patron du Shealtiel secoua sa main gauche avec cette