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HISTOIRE SOCIALISTE

ne pas aller jusqu’au bout ? Pourquoi obliger les communes à conquérir révolutionnairement le droit que la royauté pouvait leur donner d’un mot ?

Necker fut aussi vain. Le riche banquier genevois qui, deux fois, avait géré les finances de la France et qui avait, grâce à son crédit personnel et à quelques emprunts habiles, fait face aux difficultés de la guerre d’Amérique, était à ce moment très populaire. C’est à lui que le pays attribuait la convocation des États Généraux, et s’il eût été vraiment un homme d’État, s’il n’avait pas été aveuglé par une vanité puérile, il aurait pu jouer un rôle décisif, et faire servir sa compétence financière au triomphe d’une heureuse et pacifique Révolution.

Il pouvait proclamer son impuissance à équilibrer le budget, tant que le contrôle de la Nation elle-même ne réprimerait point tous les abus. Au contraire, dans le long exposé financier qu’il lut aux États Généraux, il s’appliqua inconsciemment à leur démontrer… qu’ils étaient inutiles. Lui seul, Necker, par quelques habiles combinaisons, suffirait à rétablir l’équilibre : quelques retenues sur les pensions, quelques économies au budget des affaires étrangères, une revision des traités avec la ferme générale, quelques relèvements de droits sur les marchandises des Indes, et le déficit qui n’est après tout, que de 36 millions, pourra aisément disparaître. Bien mieux, ces ressources ordinaires, ainsi mises en lumière, permettront de gager l’emprunt nécessaire pour l’année courante.

En écoutant cet exposé, les députés, qui l’entendirent d’ailleurs assez mal, devaient se dire : Mais à quoi servirons-nous ? et si la situation est aussi aisée, pourquoi nous a-t-on réunis ? Il semblait vraiment que Necker ne les eût convoqués que pour leur donner le spectacle de son habileté financière : et en fait, comme un prestidigitateur, il s’écrie : « Quelle nation, Messieurs, que celle où il suffit de quelques objets cachés pour rétablir les affaires publiques ! »

Il ne s’apercevait point qu’en se proclamant seul nécessaire il blessait cruellement la Nation. Il ôtait au Tiers-État la force morale nécessaire pour organiser un régime de contrôle et de liberté puisque, sans ce régime et avec le seul tour de main d’un banquier expérimenté, les choses iront à merveille.

J’ai déjà cité le mot admirable de Mirabeau : « Le déficit est le trésor de la Nation. » Necker lui volait ce trésor, et il s’étonne, dans sa vaniteuse candeur, de la froideur avec laquelle son exposé fut accueilli. Il a écrit dans ses Mémoires : « Cependant, en faisant retour sur moi-même, je ne puis me rappeler, sans amertume, la manière dont je fus trompé dans mon attente, lorsque, plein de joie de pouvoir annoncer aux États généraux le peu de fondement de tous les bruits répandus sur l’étendue du déficit et sur l’embarras inextricable des finances, et jouissant à l’avance de l’impression que ferait