Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/340

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et, forts de l’opinion publique, qui nous bloquera de toutes parts, nous emporterons ce décret qui nous délivrera des hommes qui n’ont pas su défendre le peuple.

« La Convention est infectée d’anciens Constituants et d’aristocrates ; tâchons qu’elle se purge sans déchirements. La France entière fera justice, quand nous aurons épuisé tous les moyens de l’opinion publique. »

Comme s’il craignait que Danton ne retombât dans son système de conciliation et de temporisation, Marat essaya, aux Jacobins, de le lier à la politique de combat.

« Loin de moi la pensée indigne de jeter de la défaveur sur un patriote, dont j’estime le courage et les principes. Danton, ce n’est point ton patriotisme que j’ai voulu attaquer, mais ton imprévoyance. Si tu avais prévenu, par une mesure sévère, la trahison de Dumouriez, ta juste sévérité n’eût pas donné le temps à nos ennemis de renouer leurs trames et de creuser l’abîme sous nos pas.

« Dumouriez est la créature de cette faction scélérate qui a provoqué la déclaration de guerre. De protégé il est devenu protecteur, mais ils ont toujours été conjurés ensemble. Ils ont prévenu l’explosion de l’indignation générale qui les eût anéantis. Ils retiennent encore cette explosion. Je ne me contente pas de parler, il me faut des faits, et je ne serai jamais satisfait que lorsque la tête des traîtres roulera sur l’échafaud. (Applaudissements.)

« Danton, je te somme de monter à la tribune et de déchirer le voile.

« Danton. — J’en ai pris l’engagement et je le remplirai.

« — Acquitte sur-le-champ ta parole. (Applaudissements.) Acquitte ta parole avec le noble abandon d’un cœur qui ne connaît que le salut de la patrie. »

Marat avait, si je puis dire, un élan de sincérité prodigieux. Il était, à cette heure, libre de tout fardeau. Il ne portait pas, comme Danton, le poids d’une longue complaisance pour Dumouriez. Il ne portait pas dans son cœur, comme Robespierre, le poids de jalousies secrètes. Il avait une haine absolue, implacable, la haine de la Gironde. Mais envers les autres grands révolutionnaires il n’avait aucune tentation d’envie. Peut-être se jugeait-il supérieur à tous. S’il adjurait Danton, à cette heure, de s’expliquer, de se défendre, de déchirer le réseau d’accusations et de soupçons dont il était enveloppé, ce n’était pas seulement pour écraser plus sûrement la Gironde sous cette force révolutionnaire enfin libérée, c’était aussi pour garder ou pour rendre à la Révolution Danton tout entier ; c’était pour le sauver des pièges, et pour déchaîner de nouveau l’impétuosité de cette vigoureuse nature contre tous les ennemis de la liberté. Par là Marat a eu des heures de grandeur, et son cœur, ulcéré pourtant et déchiré, connut aux heures de crise des émotions irrésistibles et entières dont l’âme, sincère aussi, mais toujours calculatrice de Robespierre ne fut jamais bouleversée.