Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/55

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si large et si beau, un mot qui la rappelle, un seul : « et au mépris de sa souveraineté méconnue ». Ce mot ne fait pas corps avec cette partie du discours ; il n’est là que par un artifice oratoire, pour que tout lien entre ce passage et l’objet même du discours ne soit pas trop visiblement rompu.

Mais il n’y a là qu’un raccord factice. Ce qui serait grave, dans la condamnation à mort de Louis, ce n’est pas qu’elle fût prononcée sans que la volonté de la nation intervienne : c’est qu’elle fût prononcée. Ce n’est plus de l’appel au peuple qu’il s’agit : c’est de l’appel à la clémence, et tout ce magnifique développement serait le même si Vergniaud, au lieu de parler pour persuader à la Convention de se dessaisir, avait parlé pour lui demander de retenir le jugement et d’y faire œuvre de pitié et de quelle parole audacieuse, presque flétrissante, il caractérise la condamnation à mort : un acte de vengeance. Mais cet acte de vengeance, pourquoi le déléguer à la nation ? Pourquoi du moins tenter le peuple ? Ce n’est pas seulement un acte de cruauté maladroite que Vergniaud expose le peuple à accomplir, c’est un acte de lâcheté.

« Il fallait du courage, le Dix-Août, pour renverser Louis encore puissant, quel courage faut-il pour envoyer au supplice Louis vaincu et désarmé ? Un soldat Cimbre entre dans la prison de Marius pour l’égorger ; effrayé à l’aspect de sa victime, il s’enfuit sans oser la frapper. Si ce soldat eût été membre d’un Sénat, doutez-vous qu’il eût hésité à voter pour la mort du tyran ? Quel courage trouvez-vous à faire un acte dont un lâche serait capable ? »

Oui, mais si ce soldat, au lieu d’être membre d’un Sénat, c’est-à-dire de la Convention, avait été membre d’une assemblée primaire, il aurait eu également l’abject courage de voter la mort. Et ici encore ce que dit Vergniaud ne porte pas contre le droit de juger en dernier ressort que s’arrogerait la Convention, ni contre la mort prononcée par elle, mais contre la mort prononcée par n’importe quelle puissance, nation ou Convention. Ce n’est que par un artifice de rhétorique que toute cette argumentation est comme accrochée à la thèse de l’appel au peuple ; elle en est au fond tout à fait indépendante. Mais l’idée, exprimée ou sous-entendue, de l’appel au peuple, affaiblit ce magnifique plaidoyer de clémence : elle lui donne quelque chose de factice et de lointain, puisque ce n’est pas devant celui qui est à ses yeux le vrai juge que parle l’orateur. Chose curieuse ! Deux fois (et ce sont ses discours les plus émouvants tout ensemble et les plus éclatants), deux fois Vergniaud a mis Louis en cause : une fois à la Législative, pour l’accuser, et maintenant à la Convention, pour le sauver. Et chaque fois, il a donné à sa pensée, ou sévère ou clémente, un tour hypothétique et suspensif. Qu’on se rappelle son terrible réquisitoire : en ses plus véhémentes menaces il restait encore conditionnel, et il s’arrêtait à cette limite extrême où le geste de menace va frapper. Et de même qu’alors il suspendait sa colère, aujourd’hui il suspend sa pitié, puisque, au moment même où il émeut ceux qui l’écoutent, le suprême effet de cette