Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/364

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rence étrangère ; que, si l’industrie du suc de betteraves s’était développée, c’était grâce à l’abri tutélaire que lui avait ménagé la loi. Il invoqua le danger qu’il y a pour une nation à se mettre dans la dépendance d’une autre pour son alimentation, ce qui arrive nécessairement, si elle laisse entrer chez elle le blé produit ailleurs à plus bas prix. Il éveilla le souci de la défense nationale, qui serait compromise, si l’industrie de la houille et celle du fer venaient à être tuées en France par des importations exotiques qui pourraient cesser en temps de guerre. Il déclara enfin que l’industrie française ne pouvait conserver ses trois caractères essentiels — universalité — perfection — cherté — que si elle résistait à la provocation habile de l’Angleterre, produisant davantage et à meilleur marché, mais avec moins de goût et de fini. Enfin il se posa, lui aussi, en défenseur de la classe ouvrière, qui chômerait, si des usines venaient à se fermer, par suite du combat inégal qu’elles ne pourraient soutenir avec la fabrication anglaise.

Thiers avait cause gagnée devant l’Assemblée, A peine voulut-on écouter ses contradicteurs. Mais ni eux ni lui n’allaient jusqu’au fond des choses. Le problème à résoudre était étrangement complexe. Il oppose les intérêts de l’ouvrier producteur qui a besoin de travail à ceux dé l’ouvrier consommateur qui a besoin d’avoir le pain et la viande à bon marché. Il oppose la métropole aux colonies, et bien plus ! les villes aux campagnes, les régions aux régions, celle des betteraves à celle des vignobles, le Nord au Midi, parce que les nations voisines se vengent toujours de toute prohibition à la douane française par un relèvement des droits d’entrée sur les vins français. Mais établir le libre échange, c’est supprimer les frontières en matière économique et partant vouloir que la terre entière ne soit plus qu’une confédération d’États, membres solidaires d’un corps immense. Les libre-échangistes sont de grands révolutionnaires sans le savoir. Le mot le plus profond fut prononcé dans la discussion par le ministre des finances, Fould, qui vint à l’aide de Thiers. Il fit observer que leur doctrine implique cette conséquence : « Il convient que chaque pays produise ce que la nature lui permet de produire au plus bas prix. » Mais cette division intelligente du travail entre les diverses nations de la planète, cette spécialisation de chacune d’elles dans les cultures et les industries où elle est sans rivale, suppose une humanité où elles sauront régler leurs différends par l’arbitrage et non par la force. C’est un idéal pacifiste. Elle suppose aussi qu’en chaque pays la production et l’échange, au lieu d’être abandonnés au hasard de la fantaisie individuelle, seront organisés, réglés, contrôlés par une commission connaissant à fond les besoins qu’il s’agit de satisfaire. C’est un idéal socialiste.

Tant que cette unification économique de chaque nation et de la planète ne sera pas réalisée, libre échange et protectionnisme auront l’un et l’autre leurs inconvénients graves et leur alternance régulière. C’est le protectionnisme qui dominait alors. La proposition de Sainte-Beuve fut rejetée à