Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/395

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quelque chose. Il n’y a que deux puissances dans le monde, le sabre et l’esprit ; or à la longue, le sabre est toujours vaincu par l’esprit. » Napoléon III pouvait méditer ces paroles que Montalembert rappelait du haut de la tribune ; elles contenaient le secret de sa faiblesse ; elles présageaient l’issue du duel, héroïque en son genre, engagé entre ces exilés, qui, persécutés, traqués, réduits à promener de contrée en contrée leur pauvreté vagabonde, forts seulement de leur talent, de leur conscience, de leur amour pour le peuple et la liberté, déclaraient une guerre sans merci à un empereur de hasard soutenu par une police et une armée formidables, par le clergé, la magistrature, la banque, par toutes les peurs coalisées et serrées autour de son trône.

Ce n’est pas en vain non plus, dans le domaine économique, que le régime capitaliste a été, sinon ébranlé, du moins dénoncé, menacé, attaqué comme inique. Non seulement, au sein même de la bourgeoisie, une partie se sent troublée dans la quiétude de sa domination ; elle est assaillie de doutes sur la durée, voire la légitimité de ses privilèges ; des « intellectuels », comme on dit à présent, persistent à se demander : — Comment se fait-il que les travailleurs gardent aux doigts si peu de la richesse qu’ils produisent ? Est-il prouvé que la misère doive être éternelle ? — Et par ces individus qui comptent, quoique peu nombreux, se préparent dans le camp ploutocratique ces défections, à tout le moins ces hésitations, cette complicité tacite qui annoncent d’ordinaire la défaite prochaine d’une classe par une autre. Mais, de plus, si les grands faubourgs populeux se taisent par lassitude ou par contrainte, ils pensent, ils rêvent, ils se souviennent. Un éclair d’espérance a traversé leur ciel sombre ; une lueur d’aurore a brillé sur leur horizon et leur a fait entrevoir un avenir de bonheur et d’égalité. Ils ont cru qu’ils allaient le toucher de la main ; et, quoiqu’ils n’aient pu le saisir de leur premier élan, ils ont conservé dans les yeux l’éblouissement de cette vision éphémère et dans le cœur la foi tenace qu’ils l’atteindront un jour. Cela est si vrai que, depuis cinquante ans, malgré les arrêts, les saccades, les chutes, les pas en arrière, la France s’obstine à évoluer vers cette « République démocratique et sociale » dont elle eut alors la brève intuition. Elle refait par petites étapes le chemin qu’elle ne put parcourir d’un bond. La Révolution de février se monnaie chaque jour en réformes, dont chacune pourrait être signée d’un homme de ce temps-là. Liberté de presse, de réunion, d’association, instruction primaire gratuite et obligatoire, enseignement professionnel, service militaire pour tous et réduit à deux ans, séparation des Églises et de l’État, puissante floraison de sociétés ouvrières, abolition du marchandage, limitation du labeur journalier en faveur des femmes, des enfants et même des adultes, repos hebdomadaire, proscription des industries insalubres, assurances contre les accidents, séries de lois protectrices qui forment tout un code du travail : autant d’ « utopies » qui