Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/17

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à mesure que le défilé s’avançait dans Paris, ceux qui le guidaient perdirent leur crainte. Dès qu’il eut pénétré dans les quartiers riches, sur les boulevards, à la fureur marquée dans les quartiers populaires succéda, sans même la transition du silence, l’accueil le plus chaleureux. Tous ceux qui possédaient, toute la richesse, toute la noblesse acclamaient la coalition victorieuse de la patrie. Une atmosphère d’adulation enveloppait les alliés. À la Madeleine, ce fut du délire, on criait : « Vivent les libérateurs ». Des cosaques libéraient la France ! Mais on criait surtout : « Vivent les Bourbons ! » Une troupe de jeunes hommes, ardente, active, circulait, acclamait la royauté d’autrefois. Ce cri n’avait aucun écho. Peu d’hommes, sauf les vieillards, avaient entendu crier : « Vive le Roi. » Quant aux Bourbons, la splendeur impériale avait fait tort au pâle souvenir que l’on aurait pu garder de princes médiocres. On criait tout de même. Des balcons mondains, surchargés de femmes élégantes, descendaient des baisers. Quelques dames de l’aristocratie et de la bourgeoisie rompirent les rangs des soldats pour remercier plus tendrement « les libérateurs ». La comtesse de Dino, nièce de Talleyrand, monta en croupe sur le cheval d’un cosaque. D’autres rivalisaient de bassesse, et, tandis que les filles publiques elles-mêmes gardaient leur prostitution de cette souillure, les femmes du monde comblaient de leurs caresses les soldats meurtriers d’autres soldats — qui étaient couchés aux portes de Paris.

Quatorze mille alliés, en effet, six mille Français étaient morts, des blessés agonisaient sans soins ni remèdes, et la saturnale royaliste continuait. Les hommes ne furent pas inférieurs dans cette émulation des servitudes. Un Maubreuil attacha à la queue de son cheval la croix d’honneur. Un Sosthène de La Rochefoucauld voulut, en vain, faire tomber sur la place Vendôme la colonne. Bien entendu, il avait reçu de Napoléon un suprême bienfait : la restitution de ses biens confisqués par la Révolution, aux temps de l’émigration. L’empereur Alexandre, le grand-duc Constantin, le roi de Prusse cachaient à peine leur dégoût. L’un se rappelait que la jeunesse allemande s’était levée pour mourir en face de l’invasion. L’autre se rappelait que l’aristocratie russe avait fait de Moscou un désert avant d’en faire un brasier. Et leurs yeux étonnés mesuraient, en cette journée d’humiliation, la profondeur de la chute. C’était bien la chute, en effet. La souillure n’était pas dans la défaite qui suit la victoire, dans l’invasion d’une France vidée par le despotisme, dans la reddition de la capitale, ni certes dans le triomphe éphémère de l’ennemi. La souillure était là, dans l’accueil que la bourgeoisie enrichie par la Révolution, l’aristocratie impériale et l’aristocratie royaliste faisaient aux soldats envahisseurs. Certes la guerre avait été terrible, et la défaite napoléonienne apparaissait à quelques-uns comme le gage du relèvement de la patrie. Jamais pays n’avait plus mérité le répit que cette pauvre France. Depuis vingt ans, par mille plaies ouvertes, son sang avait coulé, et