Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/74

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sinistres, le rêve d’aller aux États-Unis, de devenir cultivateur, de remuer d’une main légère cette terre qui, elle, au moins, n’avait pas reçu l’inutile et sanglante semence où avait crû sa gloire fatale. Les heures passent. Il offre au Gouvernement de combattre, comme général, soumis d’avance aux lois. Mais on prévoit le salaire formidable que réclamera le général et on refuse. Dernier geste du guerrier dont la main retombe inerte et désormais ne tiendra plus l’épée que comme un ornement.

Enfin il va partir. La terre, les hommes, tout semble le rejeter, tout le presse, les amis sûrs, les ennemis, les dévouements et les ingratitudes, et jamais homme peut-être n’avait pesé plus lourdement sur le sol de sa patrie. Transformé en secrétaire du général Secker qui était devenu son gardien, dissimulé dans une voiture ordinaire, en costume bourgeois, accompagné de Gourgaud, de Bertrand, de Savary, il traverse Rambouillet, tend pour la dernière fois l’oreille au canon, puis traverse Tours, Poitiers, Niort, sans incidents notables, arrive enfin à Rochefort. Il va de là à l’île de Ré. Par les soins du Gouvernement, deux frégates stationnaient, prêtes à l’emporter aux États-Unis. Mais il avait perdu, on avait perdu tant de temps que le Bellérophon, navire anglais, vint commander le passage. Que faire ? À considérer ce navire, débris d’Aboukir, vieux et sans vigueur, on pouvait devant lui cingler vers l’horizon. On hésite. Ne peut-on aller à l’embouchure de la Gironde ? Là se trouve un navire de guerre français dont le capitaine est sûr. On recule, on hésite. On va partir sur un navire de commerce danois. Mais sa suite retient Napoléon. Sans force, sans courage, accablé par la capitulation de Paris, ne cherchant que le repos, enfin il se décide à monter sur le Bellérophon, plaçant son infortune sous l’égide de l’Angleterre. C’était le 15 juillet. Il s’embarqua, reçut du capitaine Maitland et de l’amiral Hotham, subitement survenu, toutes les marques du respect. Le voilà parti pour la côte anglaise, il arrive, il va descendre, mais on l’arrête : l’hôte est devenu prisonnier de guerre. On tente même de lui enlever son épée, on lui dérobe les tristes débris de sa splendeur et, en dépit de l’anathème où il soulagea son âme et qui souffleta l’Angleterre, il est embarqué sur le Northumberland et vogue vers Saint-Hélène où, trois mois après s’être rendu au capitaine Maitland sur le Bellérophon, il aborda.

La honte de l’Angleterre fut, il faut le dire, moins dans l’internement dont elle frappa Napoléon que dans les mesures prises par elle pour garder sa proie. Napoléon, par la puissance de son individualité et les redoutables retours de son génie, était l’effroi de l’Europe. Où le placer ? Il avait demandé à séjourner en Angleterre sous le nom du colonel Muiron, un tendre ami de sa jeunesse qui se fit tuer pour lui au pont d’Arcole. Mais sa présence eût gêné l’Europe comme le voisinage d’un volcan. Sans compter la fascination extraordinaire qu’il exerçait. Singulier et véridique état d’esprit ! Lord Castelreagh le redoutait à cause de la sympathie qu’il aurait conquise en Angle-