Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/348

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la tâche de montrer la route, d’orienter les masses ? Par quels moyens, par quelles méthodes d’organisation, cette minorité pourrait-elle peu à peu organiser la masse vivante encore amorphe ? Comment pourrait-elle la pousser peu a peu dans la voie des réalisations socialistes ? Tel était vraiment le problème que les militants les plus avertis, les plus conscients de leur tâche allaient avoir à résoudre. Ainsi posé, il n’était point nouveau : c’était sous cette forme qu’il avait hanté l’esprit ardent de Babeuf, depuis la lettre à Coupé (de l’Oise) jusqu’à la conspiration des Égaux, ou la vive et lucide intelligence de Blanqui en 1834 et en février 48.

Mais quel groupe serait donc capable de rallier ainsi à lui les foules ouvrières et de les entraîner dans ses voies ?

Quelques années auparavant, les coopérateurs l’auraient pu. C’étaient leurs solutions qui rencontraient le plus de sympathies dans les masses ouvrières. Mais les révolutionnaires les avaient dénoncés ; Blanqui avait mené contre eux une campagne acharnée. En 1868, ils venaient enfin d’éprouver un échec terrible : le Crédit au travail, la grande Banque qui entretenait dans toute la France l’ardeur coopérative, faisait faillite pour avoir prêté à tort et à travers à des sociétés insolvables. C’était la ruine du mouvement. Les coopérateurs, au demeurant, eussent eu peine à s’accommoder a l’atmosphère révolutionnaire et leurs tentatives eussent rappelé trop fidèlement l’essai malheureux de 1848.

Mais, à défaut des coopérateurs, les hommes modérés de la gauche libérale, les députés républicains, héritiers désignés du gouvernement impérial, consentiront-ils à se jeter dans la mêlée, à faire au peuple ouvrier les concessions qu’il réclame, à discuter avec lui des réformes sociales nécessaires ? Pour leur bataille même, ils y trouveront intérêt ; c’est une foule plus compacte et plus confiante qu’ils entraîneront avec eux, s’ils cessent de se montrer indifférents ou hostiles à ce problème vital. Qu’ils fassent donc droit aux revendications les plus urgentes ; beaucoup de travailleurs encore leur feront crédit. Des socialistes proposent précisément de tenir une grande et solennelle réunion publique. Chemalé, Murat, Lefrançais, Briosne, Tolain, Demay, Bibal, Combes, Longuet, Pierre Denis et Langlois les convoquent par un appel (nov. 68).

Ces socialistes, tous pénétrés plus ou moins de pensée proudhonienne, il est vrai, ne peuvent se flatter de représenter les communistes : ceux-là, en effet, désapprouvent leur initiative. Mais leur démarche n’en est pas moins significative ; elle prouve que dans la masse socialiste même certains seraient encore disposés à chercher avec les hommes modérés de la gauche un terrain de conciliation, où beaucoup se retrouveraient.

Ils rappellent, dans leur manifeste (Siècle du 5 avril 1869) que la « peur du socialisme a été en France, de 1848, à 1851 la cause principale de la perte successive des libertés politiques, laborieusement conquises par nos pères »,