Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/355

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révolutionnaires, une minorité énergique, bien unie, consciente de ce qu’elle veut, pouvait exercer une action efficace.

Or, cette minorité, depuis le Congrès de Bruxelles, elle venait de se constituer. Un petit groupe résolu de propagandistes et d’hommes d’action venait, sur les bases théoriques adoptées à Bruxelles, d’inaugurer tout un nouvel effort de réorganisation et de propagande.

Au Congrès de Bruxelles, le délégué de Lyon et le délégué de Rouen, Albert Richard et Aubry, s’étaient rencontrés. Ils représentaient tous deux la province ; Longuet, délégué de Caen et de Condé-sur-Noirot était plus Parisien que Normand. Tous deux, ils étaient demeurés en correspondance avec Dupont, et ils gardaient fermement l’espoir de pouvoir un jour restaurer l’association déclinante. Le découragement de Tolain et de ses amis, de tous les Proudhoniens parisiens, désormais sans influence, ne les avait point gagnés.

Notre camarade Albert Richard était alors tout jeune. Mais il militait déjà, depuis la fin de 1865, avec son père. Idéaliste ardent et convaincu, peu pratique, esprit cultivé et un peu confus, il était destiné à souffrir plus que d’autres de la fin du rêve longuement poursuivi, et il devait supporter la déception générale avec un cœur mal résigné. On connaît l’erreur politique à laquelle le poussa en 1872 la défaite de 71 : la brochure L’Empire et la France nouvelle, par laquelle publiquement l’ancien ami de Bakounine se ralliait au socialisme bonapartiste. On sait les soupçons qui ont pesé, et que certains s’acharnent encore à faire peser sur Richard. J’ai acquis, quant à moi, la conviction profonde que son erreur fut sincère : l’étude détaillée de ses théories et en particulier de sa conception d’un mouvement ouvrier isolé de la politique, dont il discutait avec les amis de Paris ou avec Bastelica, le militant de Marseille, et aussi l’analyse de la psychologie spéciale au milieu ouvrier lyonnais et des sentiments que provoquait l’hostilité constante et sans scrupules de la bourgeoisie lyonnaise, permettent d’expliquer sinon de justifier sa passagère erreur.

Emile Aubry, son aîné de plusieurs années, alors âgé de 32 à 35 ans, avait maintenu, à travers des difficultés de toutes sortes la section rouennaise, fondée par lui en 1866. Calme, modéré, incapable d’exagération et d’emportement, Aubry était tout l’opposé de Richard. Proudhonien assez indépendant, mais fidèle à la doctrine générale du mutualisme, il ne croyait pas qu’une véritable révolution sociale fût prochaine, et il était hostile à toutes les discussions de doctrines qui lui semblaient prématurées. Mais il avait la conviction que par un progrès régulier le prolétariat hâterait l’action nécessaire, et « il se dévouait corps et âme, avec une énergie froide et calculée à l’organisation des forces ouvrières ». (Albert Richard, Revue socialiste, juin 1896).

Albert Richard était l’ami de Bastelica : par lui, la section de Marseille allait se trouver associée à l’œuvre nouvelle entreprise à Lyon et a Rouen.