Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/54

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crée en hommes ces prolétaires, grande armée du suffrage universel, baptisés enfants de Dieu et de l’Église, et qui manquent à la fois de science, de travail et de pain. Tel est son mandat, telle est sa force.

Faire des citoyens avec les serfs de la glèbe et de la machine ; changer en sages des croyants ahuris ; produire tout un peuple, avec la plus belle des races ; puis, avec cette génération transformée, révolutionner l’Europe et le monde : ou je suis moi-même aussi aliéné de la civilisation que le dieu chrétien, ou il y a de quoi satisfaire à l’ambition de dix Bonaparte » (pages 115-116).

Proudhon ne veut plus se préoccuper de la moralité de l’homme de décembre. Il est de fait qu’il a violé son serment ; il est de fait que c’est un régime de despotisme, d’arbitraire, de corruption des consciences qu’il établit. Et Proudhon admet que d’autres protestent : il ne les blâme certes pas. Mais lui, il veut examiner le nouveau régime en historien ; il veut discerner sa destinée, donner son horoscope ; et il sait que ce régime ne pourra se maintenir qu’en inaugurant la Révolution.

« Supposons, dit-il encore, dans un passage prophétique, supposons à l’établissement actuel une certaine durée. De deux choses l’une : ou bien il se rapprochera de la démocratie, et rentrera dans le mouvement révolutionnaire, dont le premier acte sera d’effacer des institutions du pays le catholicisme ; ou bien il persistera dans son système d’initiative, et dans ce cas, n’ayant que l’Église, avec l’armée, à opposer à l’action hostile des partis, il sera conduit de concession en concession à sacrifier à son alliée tout ce qui reste des libertés maintenues par la constitution.

Alors retentira de nouveau contre l’Église le cri de Voltaire : « Ecrasez l’infâme !… » (page 128).

Église ou démocratie, catholicisme ou socialisme, c’est entre ces deux pôles qu’oscillera constamment la politique du Second Empire. La « nécessité », « la force des choses », comme dit Proudhon, disons mieux, les premières tentatives démocratiques de 1848, les traditions républicaines, et surtout le développement de la classe ouvrière, contraignent le pouvoir de gouverner de plus en plus pour le peuple. Mais Louis-Napoléon a fait alliance avec les partis de réaction, avec les classes que la poussée populaire menace dans leurs privilèges : il a établi son pouvoir sur la force, et c’est contre les partis populaires qu’il a exercé cette force. Tout ce qu’il fera en faveur du peuple, toutes les libertés qu’il accordera, toutes les améliorations matérielles qu’il s’efforcera d’introduire se retourneront contre lui. Proudhon, oubliant les procédés du 2 Décembre, peut imaginer l’œuvre du César socialiste, telle que ses destinées historiques la déterminent. Il peut même, surmontant son dégoût, tâcher d’exercer indirectement une influence sur l’Élysée. Il sent bien, aux événements de chaque jour, que c’est l’Univers qui l’emporte dans les conseils du prince, que « c’est l’orléanisme et le jésuitisme