Page:Jouffret - De Hugo à Mistral, 1902.djvu/36

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jaillies d’une seule inspiration, exprime l’une des idées fondamentales de V. Hugo. Nous sommes loin, comme vous voyez, de la modestie naïve de Boileau, qui croyait qu’Un, poète n’était pas plus utite à l’État qu’un bon joueur de quilles. V. Hugo exerce le plus haut, le plus sublime des sacerdoces : est-il donc étonnant qu’il pontifie im peu ?

L’insensibilité de V. Hugo n’a guère été mieux expliquée. Dire qu’il était incapable de s’attendrir et qu’il simulait l’émotion, « qu’il faisait la bête» ainsi que s’exprime irrévérencieusement le romancier que nous avons cité tout-à-l’heure, c’est user d’une psychologie un peu simpliste. Le problème est beaucoup plus compliqué : c’est le problème posé par Diderot, dans le Paradoxe du comédien, et qui a été traité tout récemment par un romancier psychologue, M. Paul Bourget, dans la Duchesse bleue.

Nous n’avons pas le loisir de discuter ici tous les termes de ce problème. Bornons-nous à quelques remarques précises.

Tout poète, tout artiste est naturellement très sensible, soit que la sensibilité éveille chez lui l’imagination (c’était le cas pour Alph. Daudet) soit que l’imagination exalte la sensibilité. Je ne doute pas, pour mon compte, que la douleur de V. Hugo, quand il perdit sa fille et son gendre dans le célèbre accident de Villequier en 1843, n’ait été absolument sincère. En principe, je n’accepte donc pas le paradoxe de Diderot.

Mais l’art est un jeu, un jeu désintéressé, comme l’a bien démontré Schiller, dans ses Lettres sur l’esthétique, la suite de Kant. Tant que V. Hugo pleure sa fille, il n’est pas poète, il est homme. Puis vient le moment où le poète se représente sa propre douleur, il s’imite lui-même. L’émotion acquiert alors un caractère esthétique. L’imitation de soi, la représentation des émotions d’autrui, voilà ce qui donne à la douleur du poète un caractère emprunté ou théâtral. « Il suit de là, ajoute M. Renouvier à qui j’em-