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philosophique la conception de Leconte de l’Isle, c’est dans l’idéalisme de Stuart Mill ou de Taine qu’il faudrait la faire rentrer. Or précisément cet idéalisme rejoint les conceptions antiques de la philosophie hindoue. La Nature, c’est l’éternelle Maya,


Maya, Maya, torrent des mobiles chimères.

Poèmes Tragiques, p. 169.

Mais si le philosophe constate avec sérénité cet écoulement des choses, le poète en souffre. Il pousse un cri de douleur, en constatant que «jeimesse, amour, joie et pensée » ne sont pas étemels. Le phénoménisme a donc pour conséquence inévitable le pessimisme. La philosophie de Leconte de l’Isle est un idéalisme pessimiste.

Je me bornerai, Messieurs, à cette brève indication, et vous laisserai le soin de juger, en lisant vous même Qaïn, Les Damnés, Fiat nox, et une trentaine d’autres pièces des Poèmes Barbares, à quel degré d’amertume et de désespoir le poète s’est élevé. Le pessimisme de Léopardi a peut-être un accent plus personnel, mais il est moins philosophique. Ce qui fait trouver la vie mauvaise à Léopardi, ce sont ses propres douleurs, sa santé toujours minable, son infirmité physique, ses ennuis de famille. Rien de tel chez Leconte de l’Isle. M. Xavier de Ricard nous dit dans ses Petits mémoires d’un Parnassien, que Leconte de l’Isle était gai dans l’intimité, dans ses soirées parnassiennes, gai comme l’était Renan, de cette gaieté bon enfant qui chez l’auteur de la Vie de Jésus avait tant scandalisé Jules Lemaître. Nous enregistrons volontiers ce témoignage, qui prouve que le pessimisme de Leconte de l’Isle venait du cerveau plutôt que du cœur, qu’il était le fruit de la pensée réfléchie, plutôt que l’expression de l’expérience personnelle et du tempérament propre du poète. En un mot, on ne peut comparer le pessimisme de Leconte de l’Isle qu’à celui de Schopenhauer et de M. de Hartmann. Comme l’auteur de la