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était garant, et obtint une réhabilitation complète.

J’avais été consacré au commerce et j’avais passé deux ou trois ans commis dans une forte maison de banque, lorsque, voyant plus d’aisance dans ma famille, je sollicitai mon père pour qu’il me fit continuer mes études commerciales en Angleterre. Le désir de voir un pays nouveau, des mœurs différentes, de parler une langue étrangère, la paix honorable conclue par la France deux ans auparavant, le retour dans son pays d’une dame anglaise, qui s’était fort liée dans ma famille et dont je parlerai bientôt, toutes ces raisons me semblaient déterminantes, et déterminèrent, en effet, mes parens qui jugèrent même à propos d’envoyer avec moi mon second frère Horace, alors âgé de quatorze ans seulement, lorsque je n’en avais pas encore dix-neuf ; je fus son mentor et j’aurais eu besoin d’en avoir un moi-même.

Avant de partir, nous nous mîmes à étudier l’anglais ; mais six mois de maître et des traductions faites avec ardeur servirent seulement à nous convaincre que l’on n’apprend une langue vivante que dans le pays où on la parle. Dès que nous eûmes traversé la Manche, il nous fut impossible d’entendre ou de faire entendre un seul mot d’une langue que nous croyions savoir. Heureusement nous avions pour compagne de voyage Miss Child qui depuis deux ans, demeurait à Paris dans la maison d’un de mes oncles, M. Delaroche, médecin, et qui retournait dans son pays. Elle nous chercha une pension ; mais, jusqu’à ce qu’elle fût trouvée, mon frère et moi, nous passa mes quelques jours assez peu confortablement dans une auberge de Londres ; la nuit, dévorés par les punaises sans pouvoir obtenir d’autres lits, et, le jour, dînant avec des concombres en salade, faute de pouvoir prononcer correctement le nom d’aucun autre mets.

À la fin, grâce à notre amie, nous trouvâmes un gîte chez un M. Bisset, qui tenait un pensionnat à Croydon, à dix milles de Londres. Nous y fûmes reçus, non à titre d’écoliers, mais de pensionnaires en chambre et mangeant à la table du maître. Là nous éprouvâmes cette tristesse inévitable, mais bien utile dont, on ne peut se défendre, lorsqu’on se trouve éloigné pour la première fois de sa famille et de son pays ; d’une famille dont vous êtes aimé, qui a constamment prévenu vos besoins d’un pays aux usages, aux habitudes, au langage duquel vous êtes fait dès l’enfance. En pays étranger tous ceux que l’on rencontre, tous ceux avec qui l’on a la moindre relation, vous sont doublement étrangers ; on est obligé de penser pour soi, de se tirer d’affaire seul, de conquérir la bienveillance de tout le monde, de s’accoutumer à l’indifférence de tous les hommes, à l’animadversion de quelques-uns.

Nous étions arrivés avec de grandes boucles d’acier poli à nos chapeaux, nous imaginant que, l’acier poli étant pour ainsi dire indigène en Angleterre, nos boucles seraient de mise partout elles nous faisaient montrer au doigt. Nous avions fait faire un habit par un tailleur du pays mais, comme nous avions choisi une couleur inusitée, — Voyez s’écriait-on, le ridicule accoutrement de ces Français ! La différence des usages et des costumes était alors bien plus grande qu’elle n’a été depuis. On s’habille maintenant à peu près de la même manière d’un bout de l’Europe à l’autre que dis-je ? dans les deux hémisphères. Les habillemens que l’on rencontre du nord au sud de l’Amérique semblent avoir été faits à Londres ou à Paris. Si les Turcs, si les Chinois ont conservé leur costume, on peut du moins se promener à Constantinople et dans les faubourgs de Canton avec un habit français sans y être remarqué. Dans ma jeunesse les traits caractéristiques de chaque nation étaient plus marqués. Ils s’effacent tous les jours davantage. Est-ce un mal ? Je ne le pense pas. Les différences nourrissent les aversions, les antipathies nationales qui donnent aux gouvernemens plus de facilité pour exciter les guerres, pour lancer les uns contre les autres des hommes qui ne se sont jamais fait aucun mal, et dont l’intérêt bien entendu serait de n’avoir jamais ensemble que des relations paisibles et amicales.

Mon maître de pension était Écossais. Les gens de son pays ont plus de liant, moins de raideur que les Anglais leur orgueil national n’est pas empreint de ce profond mépris que les derniers laissent percer pour tout ce qui n’est pas Anglais. M. Bisset était assez bon enfant avec mon frère et moi mais il oubliait un peu trop que nous étions chez lui principalement pour apprendre l’anglais, cf. il employait presque tout le temps de nos leçons à s’exercer avec nous dans le français, qu’il n’avait jusque-là étudie que dans les collèges d’Aberdeen, et pour lequel ses écoliers n’avaient pas d’autre maître que lui. Il ne nous adressait jamais la parole que dans son baragoin ; et je me disais souvent à moi-même : « Voilà pourtant comme serait le latin que parleraient nos plus savans latinistes, s’ils pouvaient encore se promener dans le Forum romanum. » Si je ne m’étais mêlé aux jeux des écoliers, si Mistress Bisset n’avait eu une éducation un peu soignée et si la servante n’avait saisi toutes les occasions de venir dans ma chambre lorsque j’y étais et d’entrer en conversation avec moi, je n’aurais fait que peu de progrès dans l’étude de la langue anglaise.

Les moindres circonstances servent à notre éducation. Un jour, je vis entrer chez moi une couple de maçons avec des briques et du mortier. Je n’apercevais aucunes réparations à faire la maison était presque neuve mais j’avais deux fenêtres à ma chambre ; le Parlement, ou plutôt le ministre, venait de décréter l’impôt des portes et fenêtres et, mon hôte ayant calculé qu’une fenêtre suffisait pour notre travail et notre toilette, il fit murer l’autre. Je réfléchis alors que j’aurais une jouissance de moins et que ma fenêtre murée ne rapporterais rien à la trésorerie. C’est peut-être la première de mes réflexions sur l’économie politique.

On tint les Assises à Croydon pendant que j’y étais. Nouvelle source d’instruction. Déjà mon oreille s’était assez formée à la langue pour comprendre les interrogatoires des juges et les réponses du prévenu ; cependant, j’aurais eu de )a peine à saisir les motifs et la marche de l’instruction criminelle en Angleterre, sans un commentaire qui n’était pas celui de Blackstone, mais seulement celui de mon perruquier, qui venait me friser tous les matins. Il faisait le beau parleur, et me fut réellement très utile en m’expliquant beaucoup de procédés et de termes dont j’étais ignorant. Vous seriez tenté de croire que cet homme était instruit cependant, il me demanda un jour s’il y avait en France des oiseaux ; une autre fois, si l’on y mangeait autre chose que des grenouilles. Avant la Révolution, les Français voyageaient peu. Il ne passait guère en Angleterre que des maîtres de danse, des maîtres d’armes et des cuisiniers. Sur de semblables échantillons, les Anglais, qui ne sortaient pas de leur pays, avaient une fort mince opinion de la France ; d’autant plus que la plupart de leurs auteurs partagent à l’égard de notre patrie les préjugés populaires. Quand on met un Français sur la scène anglaise, il y est toujours représenté mourant de faim, maigre et flatteur ce qui fait un plaisir extrême à l’auditoire.

Les promenades soit à pied, soit à cheval, que mon frère et moi nous faisions dans les environs de Croydon, étaient délicieuses. Des chemins bien entretenus quoique ombragés d’arbres et bordés de haies, un sol varié, des parcs délicieux, que souvent il était permis de traverser soit en ouvrant des barrières, soit en franchissant des stiles ou échalliers, des habitations champêtres toujours propres, des villages nombreux et rians, des cultures, des sites qui changent à tous les instans, une verdure toujours fraîche, tout cela nous charmait au sortir des plaines nues de la Picardie et des grandes routes tirées au cordeau. Cependant, l’éloignement où nous étions de notre famille et de nos amis, les mœurs guindées du pays répandaient malgré moi une teinte de mélancolie sur ces paysages ravissans.

Des voitures publiques multipliées me permettaient d’aller souvent à Londres. J’y voyais toujours Miss Child elle protégeait mon inexpérience ; elle m’introduisait chez ses amis, chez un vieux colonel. Pownal, qui se louait du traitement qu’on lui avait fait en France où il avait été prisonnier de guerre en 1750 ou 1760, et qui, par reconnaissance, me protégeait particulièrement ; chez le docteur Moore, médecin célèbre, auteur d’un voyage en France et en Italie, et père du général Moore qui, depuis, a commandé l’armée anglaise en Espagne et qui a été tué dans la retraite de la Corogne : « — Comment trouvez-vous Londres après Paris ? me demandait le docteur. — Vos rues larges et longues, bordées de trottoirs et de belles boutiques, répondais-je, me semblent magnifiques. — Elles ont leur mérite, ajoutait-il, mais rien au monde n’égale vos boulevards. »

Il y a quelque chose de si doux dans la protection d’une femme l’intérêt qu’elle vous porte est si séduisant que Miss Child prenait un grand empire sur moi. Je faisais le voyage de Londres peut-être plus souvent qu’il ne convenait je lui écrivais de longues lettres et ses réponses étaient de longues réprimandes mais qu’elles étaient bien venues ! Elles servaient de prétextes à mes apologies, qui, à leur tour, servaient de prétextes à de nouvelles leçons. Quand elle me permettait de la voir, ce qui n’était pas trop fréquent, je jouissais des ordres qu’elle me donnait, des services que je pouvais lui rendre, et jamais je ne voulais me séparer d’elle sans l’embrasser ; or, l’usage du pays n’est pas d’embrasser les femmes sur la joue. C’était pour moi une affaire importante que d’attendre pour la quitter que nous fussions sans témoins. Je voulais alors me prévaloir de la mode de son pays ; elle voulait que je m’en tinsse aux usages du mien ; elle sentait le ridicule d’un amoureux de dix-neuf ans voulant en conter aune personne de vingt-cinq, peut-être de vingt-huit, Anglaise et demie pour le sérieux et la sévérité ; cependant son courroux n’allait jamais que jusqu’au point de ne pas se compromettre, même à mes yeux. Une longue lettre m’enjoignait d’être plus sage et, à la suite d’une semblable lettre, je l’étais toujours un peu moins.

Un jour, elle me manda qu’elle allait partir pour Amiens afin d’accompagner une amie malade, à qui l’on avait ordonné de respirer l’air du continent. Je courus à Londres ; elle n’y était déjà plus ; ses amis ne savaient pas quand elle reviendrait. Je perdais ma protectrice ; il me sembla que l’on m’envoyait aux Indes. Je prétextai un ordre de mon père, je recommandai mon frère a notre hôte, et je partis en disant autour de moi que mon absence ne serait que de quelques jours. Avant de partir, j’avais écrit à ma famille qu’une tristesse profonde s’était emparée de moi, que j’avais besoin de les revoir, et que, pouvant assez bien m’exprimer en anglais, je désirais consulter mon père sur l’emploi de mon temps. Mais j’eus beau partir de Londres, je n’arrivais point à Paris, car Amiens était sur la route. J’inventais chaque jour de nouvelles explications de mon retard qui pussent satisfaire mes parens ; et, en attendant, un amour platonique absorbait toutes mes pensées.

Miss Child et son amie avaient loué une maison dans une rue écartée ; je n’ai jamais vu qu’une seule chambre de cette maison, un grand salon au rez-de-chaussée. De ces deux amies je n’ai jamais vu que celle que je connaissais auparavant ; je ne sais point encore si l’autre était jeune ou vieille, laide ou jolie ; son nom même m’est encore inconnu. Je pris un logement dans leur voisinage. Je venais aux heures où l’on me donnait rendez-vous ; une femme de chambre m’introduisait et mon amie ne tardait pas à paraître. Les momens quelle m’accordait étaient si longs que, sauf la nuit et quelques heures dans la matinée, je peux dire que nous faisions ménage ensemble. Avant le diner nous sortions, elle et moi, pour faire quelques emplettes ; revenus à la maison, je faisais mes lettres, quelques traductions, quelques études, je lisais haut soit du français, soit de l’anglais ; nous dînions en tête à tête ; nous faisions une promenade, nous rentrions pour prendre le thé, ou bien, j’allais faire des visites à des personnes à qui, précédemment, j’avais été recommandé, ou bien j’essayais du spectacle, mais quel spectacle valait à mes yeux la société de mon amie ! Je lui lisais de l’anglais à haute voix pour me former à la prononciation. Je laissais quelquefois tomber mon livre sur mes genoux elle me tendait la main je la baisais, je la pressais sur mon cœur elle la retirait lentement, reprenait son aiguille… et nous causions.

Ce n’est pas que je ne fusse souvent tenté de pousser plus loin la hardiesse mais elle, sans se fâcher, sans même faire la moindre observation, me ramenait au devoir avec une fermeté mêlée de tant d’intérêt, avec une douceur si imposante, que je ne savais plus comment m’y prendre pour être entreprenant ni fâché ; et elle savait si bien quel était son empire à cet égard que jamais elle ne semblait alarmée, que jamais elle n’eut recours à aucun moyen extrême comme de quitter la chambre ou de sonner sa domestique. Un baiser en nous séparant, et j’étais satisfait… Satisfait ? Non, mais je devais passer pour l’être ; et comment aurait-on pu croire, le contraire, car cela suffisait pour me ramener à ses pieds ?

Enfin je reçus de Paris une lettre courroucée. J’avais annoncé que je ne pouvais me passer de revoir mes parens et je ne me hâtais pas de les joindre ; j’oubliais les plans qu’on avait formés pour mes occupations ; je laissais mon frère à la merci des étrangers : il fallut partir.


CHAPITRE II.


Je ne sais si ces Mémoires seront jamais exposés au grand jour de l’impression. Cela dépendra de ceux qui viendront après moi car ce n’est pas moi qui les ferai imprimer. Je m’aperçois qu’ils ne renferment que des circonstances excessivement communes. Celles qui suivront le seront aussi. Aimeriez-vous mieux qu’ils ne fussent pas véridiques ?

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J.-B. SAY.