Page:Kipling - Le Livre de la jungle, illustré par de Becque.djvu/18

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La plainte s’était changée en une sorte de ronron bourdonnant qui semblait venir de chaque point de l’étendue. C’est le bruit qui égare les bûcherons et les nomades à la belle étoile, et les fait courir quelquefois dans la gueule même du tigre.

— L’homme ! dit Père Loup, en montrant toutes ses dents blanches. Faugh ! N’y a-t-il pas assez d’insectes et de grenouilles dans les citernes, qu’il lui faille manger l’Homme, et sur notre terrain encore ?

La Loi de la Jungle, qui n’ordonne rien sans raison, défend à toute bête de manger l’Homme, sauf lorsqu’elle tue pour montrer à ses enfants comment on tue, auquel cas elle doit chasser hors des réserves de son clan ou de sa tribu. La raison vraie en est que meurtre d’homme signifie, tôt ou tard, invasion d’hommes blancs armés de fusils et montés sur des éléphants, et d’hommes bruns, par centaines, munis de gongs, de fusées et de torches. Alors tout le monde souffre dans la jungle. La raison que les bêtes se donnent entre elles, c’est que, l’Homme étant le plus faible et le plus désarmé des vivants, il est indigne d’un chasseur d’y toucher. Ils disent aussi — et c’est vrai — que les mangeurs d’hommes deviennent galeux et qu’ils perdent leurs dents.

Le ronron grandit et se résolut dans le « Aaarh ! » à pleine gorge du tigre qui charge.

Alors, on entendit un hurlement — un hurlement bizarre, indigne d’un tigre — poussé par Shere Khan.

— Il a manqué son coup, dit Mère Louve. Qu’est-ce que c’est ?