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DISCOURS
SUR THÉOPHRASTE


Je n’estime pas que l’homme soit capable de former dans son esprit un projet plus vain et plus chimerique que de pretendre, en écrivant de quelque art ou de quelque science que ce soit, échaper à toute sorte de critique et enlever les suffrages de tous ses lecteurs.

Car, sans m’étendre sur la difference des esprits des hommes, aussi prodigieuse en eux que celle de leurs visages, qui fait goûter aux uns les choses de speculation et aux autres celles de pratique, qui fait que quelques-uns cherchent dans les livres à exercer leur imagination, quelques autres à former leur jugement ; qu’entre ceux qui lisent, ceux-cy aiment à être forcez par la demonstration, et ceux-là veulent entendre délicatement, ou former des raisonnemens et des conjectures, je me renferme seulement dans cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caracteres ; et j’ose dire que, sur les ouvrages qui traitent des choses qui les touchent de si prés et où il ne s’agit que d’eux-mêmes, ils sont encore extrêmement difficiles à contenter.

Quelques sçavans ne goûtent que les apophtegmes des anciens et les exemples tirez des Romains, des Grecs, des Perses, des Égyptiens ; l’histoire du monde present leur est insipide, ils ne sont point touchez des hommes qui les environnent et avec qui ils vivent, et ne font nulle attention à leurs mœurs. Les femmes, au contraire, les gens de la cour, et tous ceux qui n’ont que beaucoup d’esprit sans érudition, indifferens pour toutes les choses qui les ont précédés[1], sont avides de celles qui se passent à leurs yeux et qui sont comme sous leur main, ils les examinent, ils les discernent, ils ne perdent pas de vûë les personnes qui les entourent, si charmez des descriptions et des peintures que l’on fait de leurs contemporains, de leurs concitoyens, de

  1. Précédé n’est accordé dans aucune des édition originales.