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vii

300 ans que Molinet ayant déjà voulu interpréter le langage du Roman de la Rose, et Clément Marot le langage de Villon, ils tombèrent l’un et l’autre dans de pareilles bévues ; et ce qui peut les rendre excusables eux-mêmes, c’est que nous trouvons de semblables méprises dans des Manuscrits de 400 ans, dont les copistes ayant mal lu l’écriture des siècles qui les avoient précédés, substituèrent, au mot qui ne s’entendoit plus, un autre mot qui ne convenoit pas au sens de la phrase : ainsi trouvant le mot souignantage on a lu soingnantage ; et comme ce mot n’étoit pas entendu, on a mis à sa place celui de seingneuriage, au lieu de lire que Guillaume le Bâtard étoit né en souignantage (concubinage) qui vient du verbe souuiner formé du Latin supinare. On lit dans un de nos plus anciens Manuscrits du Roman du Brut, que Guillaume était né en seigneuriage ; ce qui ne peut avoir qu’un sens très-opposé à celui de l’Auteur original, et à la vérité de l’histoire.

On sent de quelle conséquence peuvent être de pareilles fautes pour l’Histoire, pour les Généalogies, et pour les autres objets de nos études. Les anciennes méprises s’accréditeront de plus en plus, se multiplieront, et en feront naître de nouvelles, si l’on n’y apporte le remède le plus prompt. Il n’y a pas de temps à perdre : des Recueils précieux, toujours protégés par le Gouvernement, tels que le Gallia Christiana, les Ordonnances de nos Rois[1], nos anciens Historiens[2], l’Histoire littéraire de la France[3], et l'Histoire de la Diplomatique[4], sont continués avec une ardeur toute nouvelle : d’autres non moins importants sont entrepris avec le même zèle et le même courage : une Description historique, géographique et diplomatique de la France[5], un Traité des Monnoies[6], une Histoire de toutes les branches du Droit public François[7], des Histoires particulières de plusieurs provinces de France : tous ces Ouvrages réclament unanimement le secours d’un Glossaire François ; mais il n’en est point, auquel il soit plus nécessaire, qu’à la grande collection de nos anciens Historiens, si l’on veut qu’elle paroisse avec toute la correction et la fidélité qui font le mérite des premiers Volumes. Elle approche du temps où nos Historiens ont commencé d’écrire en François : à l’aide d’un Glossaire, les textes anciens paroîtront avec plus d’exactitude ; les Editeurs et les Auteurs pourront être soulagés dans leurs pénibles recherches. Hâtons-nous donc de leur donner les secours qu’ils attendent de nos foibles lumières, et tâchons de mériter d’avance, autant que nous le pourrons, les avantages que nous retirerons avec usure de leurs soins, de leurs veilles et de leurs travaux.

Fondé sur les raisons que j’ai développées plus haut, je compris, en commençant un cours réglé d’études sur notre Histoire et sur nos Antiquités, que je devois recueillir, pour mon usage, les vieux mots François de nos premiers Ecrivains, afin que la comparaison de divers passages où se rencontrent ces mots, pût me donner le moyen de les entendre.

Un grand loisir, que je dois au bonheur de ma destinée, et une assiduité presque continuelle pendant plus de trente ans à faire des lectures qui tendoient toutes au même but, m’ont mis en état de rassembler une multitude immense de ces mots suranés. J’ai cru pouvoir en composer, je ne dirai pas un Glossaire aussi savant, et aussi bien fait que celui de Du Cange ; mais du moins un ouvrage de même nature qui auroit aussi son utilité. J’ai tâché, autant que je l’ai pu, de me former sur cet excellent modèle : trop heureux de suivre de très-loin un guide qui marche à pas de géant, un Savant universel qui par des travaux infatigables s’étoit approprié les connoissances de tous les siècles et de tous les pays.

En réunissant sous un même point de vue dans l’ordre alphabétique, les vieux mots épars dans un grand nombre d’Auteurs de tous les âges, j’ai voulu représenter fidèlement notre ancienne Langue. Il m’a donc paru nécessaire de l’étudier dans tous ses rapports, et dans toutes les variétés, pour me déterminer sur le choix des mots que je devois faire entrer dans cette collection, ou que je pouvois en exclure.

Lorsque je suis venu à considérer les différentes classes de lecteurs auxquels j’avois à répondre, je me suis vu entre deux écueils également dangereux : les uns avides de tout savoir exigent qu’on ne leur épargne aucun détail, et font un crime à l’Auteur de tout ce qu’il dérobe à leur curiosité ; les autres, d’un goût plus superficiel, voudroient que l’on se bornât à l’étroit nécessaire ; leur vue n’aperçoit que les objets d’une utilité directe et palpable ; ils traitent de minutieux certains détails, faute d’appercevoir, du premier coup d’oeil, le rapport que ces détails peuvent avoir à d’autres objets plus généraux et plus importants. J’ai tâché de tenir un juste milieu, en évitant d’en dire trop, et de n’en pas dire assez. Peut-être trouvera-t-on que je donne encore dans le premier de ces deux excès, entraîné par le penchant naturel dont on a peine à se défendre lorsqu’on traite un sujet qu’on affectionne. Telle remarque ne s’est présentée qu’à la suite d’un grand nombre de lectures : telle autre découverte est le seul fruit qu’on ait recueilli d’un Auteur très-rare que personne ne lit plus. La singularité, la difficulté ont d’abord fait saisir ces objets comme intéressants, ou du moins comme curieux : on leur a donné un degré d’estime

  1. Par M. de Villevault, Conseiller à la Cour des Aides.
  2. Par Dom Audiguier et son frère, Bénédictins.
  3. par Dom Clémencé.
  4. par dom Tassin.
  5. Par M. l’Abbé de Foy, chanoine de Meaux.
  6. par M. Souchet de Bisseaux.
  7. par M. Bouquet, Avocat, neveu du célèbre Bénédictin de ce nom.