Page:Le Rouge et le Noir.djvu/122

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drais-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi ! Mais qu’il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai, oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c’est avec ignominie qu’il te chassera de sa maison ; tout Verrières, tout Besançon, parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts ; jamais tu ne te relèveras de cette honte…

— C’est ce que je demande, s’écria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux.

— Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui !

— Mais je m’humilie moi-même, je me jette dans la fange ; et, par là peut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c’est peut-être une pénitence publique. Autant que ma faiblesse peut en juger, n’est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu ?… Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils ! Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j’y cours.

— Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire à la Trappe ? L’austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu… Ah ! ciel ! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas…

— Ah ! tu l’aimes, toi, dit madame de Rênal, en se relevant et se jetant dans ses bras.

Au même instant, elle le repoussa avec horreur.

— Je te crois ! je te crois, continua-t-elle, après s’être remise à genoux ; ô mon unique ami ! ô pourquoi n’es-tu pas le père de Stanislas ! Alors ce ne serait pas un horrible péché de t’aimer mieux que ton fils.

— Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t’aime que comme un frère ? C’est la seule expiation raisonnable ; elle peut apaiser la colère du Très-Haut.

— Et, moi, s’écria-t-elle, en se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t’aimerai-je comme un frère ? Est-il en mon pouvoir de t’aimer comme un frère ?