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semblage de troncs d’arbres grossièrement équarris, vermoulus et tout noirs. Ils supportent un tableau byzantin, l’image miraculeuse ; c’est une peinture d’apparence primitive sans doute, mais elle est tellement couverte de plaques d’orfèvrerie, de chapelets et de pierres de couleurs, elle a tant été touchée par des lèvres dévotes, qu’il est difficile de lui assigner un âge et un caractère.

Le village, bâti devant le monastère d’Intrulemn’ũ, ne se groupe pas ; ses chaumières sont semées au hasard, sur des collines couvertes de vergers touffus. Il n’a ni places ni rues ; une pauvre église seulement, entourée du cimetière, qui n’est lui-même qu’un plantureux verger, mieux clos mais plus négligé que les autres.

Rien ne donne mieux l’idée du caractère du paysan valaque que les cimetières de village. Tous ceux que j’ai visités ont un air de profond abandon qui semble jurer, au premier coup d’œil, avec la pieuse recherche d’ornementation des croix qui se dressent à la tête de chaque mort.


Décorées avec goût souvent, ces croix, de style byzantin, sont ornées de figures de saints, du Christ ou de la Vierge, peintes de couleurs vives, quelquefois sur fond d’or. On y trace aussi des prières et des versets empruntés aux Écritures saintes. L’abandon complet à l’envahissement des herbes, qui paraît suivre trop tôt l’inhumation, résume l’expression des sentiments dominants. Doux, aimants, pieux, mais par-dessus tout misérables, tristes et résignés, les Valaques ne craignent guère la mort et s’y abandonnent avec confiance. Ceux qui survivent regrettent peu longtemps. Pour donner au parent ou à l’ami une dernière marque d’affection, une dernière protection, ils élèvent pieusement au-dessus de sa tête le signe rédempteur. Cette attention dignement accomplie, l’âme du mort avec Dieu, la résignation, le dégoût de la vie reprennent le dessus. Le mort est heureux ! Il échappe à toutes les tyrannies, à l’impôt, à la corvée, il repose vraiment. À quoi bon troubler sa paix qu’on envie ? On laisse croître autour de lui, entrelaçant leurs branches, les acacias, les pommiers et les pruniers dont les libres oiseaux et les écureuils vagabonds, plus heureux que ne le fut jamais le défunt, se partagent les fruits. Toutes les folles herbes que le vent sème et qui s’épaississent sur son corps ne lui pèsent pas. Il appartient tout entier à la terre, qui lui paye en fleurs sans cesse renaissantes ses rudes labeurs passés.

Camp des travailleurs, devant Intrulemn’ũ. — Dessin de Lancelot.

J’ai rarement vu pleurer ou prier sur une tombe. Je me suis arrêté souvent à regarder de jeunes et beaux enfants jouer dans les sillons qu’elles forment, y cueillir les fleurs de l’yèble et les amasser en gerbes parfumées, pendant qu’une sœur aînée ou une jeune mère, droite et fière dans son costume biblique, la quenouille à la hanche, son fuseau dans la main, laissait errer un regard tranquille sur les tombes des aïeux endormis et oubliés dans la paix du Seigneur.

Lancelot.

(La suite à la prochaine livraison.)