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traçais des lignes sur mon livre, ces hommes, d’abord indifférents à ma présence, s’inquiétèrent, et, peu à peu, timidement, comme des enfants craintifs pris en faute, ils se détournaient, cachant leur figure ; puis finalement ils allaient s’établir plus loin. Voyant la mauvaise volonté des hommes, je me rabattis sur les bêtes et me mis à dessiner deux bœufs à demi dételés et un chariot de transport d’une construction lourde et toute primitive ; un travailleur qui paraissait dormir près d’eux se leva, rajusta le joug et les entraîna d’un autre côté en me jetant un regard plus suppliant qu’irrité. J’allai demander des éclaircissements au régisseur et j’appris qu’une des croyances populaires encore fortement enracinées chez ces paysans des montagnes, comme chez beaucoup de sauvages d’Amérique et d’Afrique, est que tout être vivant dont on prend l’image meurt dans l’année. Les femmes (est-ce coquetterie instinctive, désir de se voir représentées ou soumission ?) répugnent moins à se laisser dessiner. Parmi les hommes, bien peu surmontaient cette crainte superstitieuse, et si je parvenais à persuader quelques-uns d’entre eux, ce n’était jamais qu’en ce qui concernait leur seule personne. Aucun ne me permit une étude de bœuf ou de cheval, et plus d’une truie nourrice reçut de son propriétaire une volée de coups de pieds pour avoir posé innocemment devant moi, nonchalamment étendue à l’ombre, ses petits sous le ventre.

Une agréable excursion nous conduisit au petit couvent de Surpatèle, qui était jadis une annexe du grand monastère. Son aspect extérieur est celui d’une ferme du Perche. En passant sous une grande porte charretière, on pénètre dans une cour assez régulière, entourée de bâtiments à larges arcades un peu moresques, qui abritent un large promenoir. Au milieu est l’église, petite, mais bâtie en pierres et d’un style bien caractérisé. À droite et à gauche, regardant le porche de l’église, sont les appartements de réception ; les trois faces de l’autre moitié de la cour sont occupées par des cellules ouvrant sur le promenoir. Au côté droit de l’église sont les tombes fort simples des calougaritzes (religieuses), s’élevant de l’épaisseur d’une dalle seulement au-dessus du pavé. À une de leurs extrémités est un dé de pierre qui supporte une lampe abritée, dont les jeunes religieuses entretiennent constamment le feu.

Au delà de ces bâtiments, qui forment le cloître proprement dit, une autre cour enferme les logements des sœurs converses, ou plutôt des religieuses servantes, employées aux travaux d’intérieur et de basse-cour. Elles habitent de pauvres petites cabanes dont les murs sont en osier tressé et les toits en paille de maïs.

Les religieuses de la première cour parent l’église, prient et ne travaillent qu’à certains tissus de fin et de laine. La sous-prieure qui nous reçut, bonne grosse dame simple et affable et dont les manières ne démentaient pas la comparaison que j’ai faite de sa maison à une ferme, nous témoigna la plus grande cordialité. Elle nous fit les honneurs d’un magnifique déjeuner avec une prévenance maternelle, et voulut surtout m’initier à la connaissance des diverses espèces de confitures fabriquées sous sa direction. Le nombre en était grand ; on en compte en Valachie au moins cent cinquante espèces, groupées en trois genres principaux qui se divisent en familles. Si les religieuses de Surpatèle ne les fabriquent pas toutes, au moins ont-elles le secret des meilleurs échantillons des trois genres, qui sont (cette érudition me fut douce à acquérir, et je me souviens avec plaisir de mes moments d’étude) : les dulchietzi ou compotes, les peltés ou gelées, les kerbètes ou pommades.

Les dulchietzi sont compactes et ne contiennent de sucre que ce qu’il en faut pour se conserver sans perdre le goût des fruits qui les composent ; les peltés ont un sucre abondant et fortement cuit ; les kerbètes sont fondantes, sirupeuses et fraîches. Entre toutes, celles dont les pétales de violettes et de roses composent la pâte sont les plus délicieuses. Ces diverses préparations ont une grande importance dans ce pays ; le rafraîchissement le plus souvent offert et le meilleur est une cuillerée de confiture suivie immédiatement d’un verre d’eau bien froide.

Je n’oubliai pas, au milieu de ces dégustations, que j’étais surtout venu à Surpatèle pour y dessiner l’image d’une religieuse. La sous-prieure déclina avec bonhomie l’honneur de la pose « Ce ne serait pas la peine, dit-elle, d’être venu de si loin pour n’emporter que le portrait d’une pauvre vieille. » Une jeune religieuse fut appelée et me servit de modèle. Son costume de cérémonie ne différait guère de celui des moines. Il se compose d’une grande robe noire très-ample, à manches larges et pendantes, serrée à la taille par une cordelière de laine laquelle est pendu un chapelet ; la coiffure est une toque ronde, unie et dure, que recouvre un châle noir à grandes franges, noué sous le menton de façon à cacher une partie des joues, et qui retombe sur les épaules rejeté en arrière (voy. p. 312).

Ce costume a du caractère, mais il exprime plutôt la tristesse et le deuil qu’une idée de vocation. Pourtant il n’altérait pas la physionomie de bonne humeur de la sous-prieure et n’empêchait pas la jeune religieuse d’être belle, quoique toute pâle et fiévreuse.

Tout près d’Intrulemn’ũ est un village tzigane. Ce que j’avais déjà entrevu de cette race étrange et les récits qu’on m’en faisait me donnaient depuis longtemps le désir de l’étudier de plus près. Je me rappelais une étude savante et ingénieuse de J.-A. Vaillant, dans laquelle il établit que les Rômes (hommes, c’est le nom que leur donne leur langue propre) sont un mélange de tribus dispersées ou basses castes de l’Inde et affectant le titre de Sigans ou Sagans, c’est-à-dire sages dans le sens de mythologues, oracles et devins. D’après le même auteur, ils sont en Europe depuis la plus haute antiquité, et on peut assurément voir en eux les restes déchus de tous les sectateurs des anciens cultes et des émigrations anciennes et modernes de l’Asie. L’idiome qu’ils parlent est une corruption du