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LA TERRE DE DÉSOLATION

monde dans le courant de l’année et « envoyant ses compliments et sa carte de visite ; » c’était un couple nouvellement marié et dont les physionomies respiraient une félicité remarquable pour le sixième mois d’une lune de miel ; une vieille mère, un frère à l’armée, un fils en pension.

La jubilation des Julianashaabais ne connaissait point de bornes. Aussi on annonça une « danse » pour le soir même ! Tous les étrangers étaient invités !

L’atelier du charpentier fut choisi pour le bal ; un appentis voisin devait servir de buffet. L’après-midi se passa en préparatifs. Puis l’orchestre de Julianashaab (un violon fendu et un vieux tambour garni de peau de phoque) se rendit à son poste. Tout était en ordre à huit heures du soir.

La décoration de la salle (toute l’étamine patriotique que des deux navires y avait passé), la fastueuse prodigalité qui présida à l’aménagement des chandelles de suif tout autour de la chambre, excitèrent au plus haut point l’admiration des indigènes. Maria faisait griller sous le hangar au moins un boisseau de café. Bottes rouges, blanches, bleues, vertes et jaunes affluaient de partout. Le village était en rumeur : les belles se montraient parées de leurs plus riches atours ; quelques-unes étaient positivement étourdissantes : bottes, perles, culottes, rubans pimpants, voyants, superbes… Les filles et les matrones de Julianashaab soutinrent la réputation de leur sexe ; certaines de paraître plus à leur avantage que dans leur costume de travail, elles regardaient autour d’elles avec moins de timidité et semblaient dire : « Voyez comme je sais être belle quand il le faut ! » Plusieurs étaient assez jolies ; quelques-unes même avaient tout à fait bon air, en dépit d’un accoutrement peu favorable à la tournure d’une femme.

L’assurance avec laquelle ces dames s’approchaient de la salle parut les abandonner, dès qu’elles y furent entrées ; elles se réfugièrent toutes dans le coin le plus reculé, où elles se blottirent pêle-mêle comme un troupeau de brebis arrivant une par une au bercail. Les hommes du pays ne les laissèrent pas trop longtemps à leur timide embarras ; mais je ne puis dire qu’ils parussent particulièrement empressés ; ils se promenaient de long en large, les mains dans les poches, de courtes pipes de terre à la bouche. La plupart étaient nu-tête ; pas un seul n’avait pris la peine de s’habiller pour la circonstance, sauf les députés qui, sans doute par respect pour leur propre grandeur, avaient paré leur front de l’écarlate officiel, y compris armes royales, ours polaire, galon d’or. Ce couvre-chef splendide, joint au gilet de grosse laine, aux larges bretelles, au pantalon de peau de phoque montant jusque sous les bras, composait une tenue d’un style exceptionnel.

Les matelots se montrèrent enfin, jabotant à qui

mieux mieux en anglais et en danois ; puis les officiers et les passagers.

Tout à coup la belle Groënlandaise, Concordia, fit son entrée ; elle était littéralement éblouissante de perles et de bijoux. Un magnifique plaid écossais bordé d’édredon couvrait ses gracieuses épaules. Ses culottes étaient de fine fourrure argentée, ses ravissantes bottes, blanches comme la neige, se moulaient sur les plus jolis des petits pieds.

« Commencez ! » dit un de nos matelots frappant le plancher de sa botte. Rat-tat-tat… fit le tambour ; cr-cr-cr-p, cr-cr-cr-p, répondit le violon poitrinaire, tous deux luttant bravement pour la victoire, qui se décida en faveur du premier.

Le bal était ouvert. Concordia et son cavalier, un matelot, s’acquittèrent gracieusement de leur rôle et ne trompèrent pas l’attente du public. La sauterîe continua, je ne dirai point sans interruption ; — je crois fort cependant que, si les danseurs eussent eu à leur disposition un peu de ce liquide que Dick Swiveller appelait le vin rosé, l’entrain n’aurait pas eu de bornes. Le réveillon fut complet, autant qu’il peut l’être dans une nuit de l’été groënlandais. La chaudière de café était vide, une caisse de tabac consommée jusqu’au bout le tambour réduit à sa carcasse de bois ; le violon n’avait plus qu’une corde, encore nouée deux fois, quand les dames, leurs jolies bottes n’ayant plus forme « humaine », se décidèrent à réintégrer leurs domiciles respectifs et les matelots, leurs vareuses sur le bras, à héler enfin les canots.

X

La glace et la neige.

Le lendemain matin, de bonne heure, le capitaine fit lever l’ancre, et laissant derrière nous la petite ville du désert, nous serpentâmes sur le fiord sinueux, parmi les îlots et les montagnes de glace, heureux de ces quelques jours passés dans une région si riche en souvenirs émouvants, heureux d’en avoir visité les ruines et d’avoir marché

Sur le sol dix fois centenaire
Où dort la cendre des héros.

Entrons maintenant dans le fiord situé au nord de celui des « Maisons Abandonnées ; » on l’appelle Sermitsialik, « le Lieu des Glaces. » Nous allons être témoins de phénomènes qu’on ne peut étudier ailleurs qu’au Groënland, phénomènes plus grandioses que tout ce que nous montre le Globe, dans son sein comme sur sa surface, sans en excepter les volcans et les tremblements de terre.

I. J. Hayes.
(La suite à la prochaine livraison.)