Page:Le Tour du monde - 26.djvu/23

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
LA TERRE DE DÉSOLATION

ches. Le danger aurait été bien grand qui nous eût arrachés à la fascination d’un tel spectacle. L’enthousiasme fut sans bornes quand la flèche du clocher descendit peu à peu dans la grande masse d’écume et de vapeurs où il disparut bientôt.

D’autres parties du glacier éprouvaient à leur tour une dislocation semblable, causée sans nul doute par la commotion de la fracture première. Nombre de colonnes, moins parfaites de forme, s’abîmèrent de la même façon ; de grands feuillets se détachaient et tombaient à la mer avec fracas au milieu du sifflement des eaux ; la masse entière craquait, criait, hurlait. Puis tous les bruits particuliers furent noyés dans un rugissement sonore, qui éveilla les échos des montagnes et vint porter l’effroi parmi nous.

Les plus épouvantables roulements du tonnerre atmosphérique ne sont rien auprès de cette clameur du glacier en travail. Il semblait que les bases même du Globe fussent ébranlées par ce grondement sinistre. Depuis la chute du premier des fragments, le bruit allait croissant avec une régularité parfaite, nous rappelant le vent qui gémit dans les arbres avant la tempête, puis élève la voix et balaye la forêt sous son souffle terrible.

Partout où s’accomplissaient ces bouleversements, le glacier s’enveloppait d’un voile de vapeurs semblables à celles qu’on voit planer sur les abîmes où se précipite le Niagara ; les rayons du soleil les couronnaient d’un arc-en-ciel mobile.

Au milieu de ce fracas, nous vîmes une masse bleue émerger du nuage, d’abord lentement, ensuite avec un bond soudain. Engloutissant les tourbillons d’écume et de vapeur, une énorme vague s’avançait, vague demi-circulaire, dont la courbe tonnante allait s’élargissant toujours. Je ne regardai plus le glacier : l’instinct de la conservation me fit saisir le premier objet que je trouvai près de moi. La lame tomba sur nous, rapide comme la rafale. La houle causée par un tremblement de terre peut seule en donner une idée. Elle souleva la Panthère, la tint un instant suspendue sur sa crête, puis la lança vers les rochers. Je me trouvai renversé à plat, sous le poids d’un énorme volume d’eau. La vague, brisée sur la berge abrupte, avait glissé le long de la falaise à une hauteur de cent pieds et rejetée en arrière, s’était écroulée dans la mer. Avant que nous eussions pu reprendre nos esprits, une seconde, une troisième lame fondirent sur nous de la même manière, mais, par bonheur, de moins en moins violentes. La Panthère fut poussée à deux brasses du bord ; elle ne touche pas. Dieu merci, l’ancre tint bon, sans quoi le navire eût été mis en pièces ou lancé au-dessus de la falaise par la première vague qui nous avait assaillis.

Une fois plus tranquilles sur notre compte, notre inquiétude se reporta naturellement sur les camarades que nous avions à terre. A notre grande joie nous les aperçûmes bientôt. La vitesse vertigineuse de la vague ne leur avait pas donné le temps de grimper jusqu’au haut du versant. La voyant arriver, ils s’étaient jetés

à plat sur le sol, cramponnés à la fois l’un à l’autre et aux rocs et avaient laissé passer l’épouvantable avalanche. L’un d’eux avait été soulevé et poussé contre des pierres, mais, sauf quelques contusions, il put remercier le ciel de s’en être tiré à bon marché. La pente sur laquelle ils se trouvaient forme une sorte d’escalier naturel dont ils auraient pu franchir les marches inférieures sur lesquelles s’était brisée la première violence de la vague. Si elle les eût atteints sur la rive, ils auraient été tués net, ou noyés dans son retrait vers la mer. Leurs plaques, leurs bouteilles, tout fut emporté ou mis en pièces ; heureusement qu’avant de venir dîner, ils avaient laissé leurs chambres obscures sur la hauteur. Quant au canot, les rameurs s’étaient éloignés à temps de la berge, et, la proue tournée vers les vagues, ils avaient résisté sans trop de danger.

La tourmente des eaux n’était pas entièrement apaisée une demi-heure après. La chute de l’iceberg dans la mer avait occasionné le flot énorme qui faillit nous engloutir ; ses balancements d’avant en arrière entretinrent longtemps l’agitation du fiord ; cette fille nouveau-née du Pôle Arctique fut lente à s’endormir dans son berceau océanien. Elle étincelait au soleil comme un lapis-lazuli gigantesque enchâssé dans de l’argent mat ; autour d’elle les eaux ne formaient qu’une masse d’écume. Je l’ai mesurée avant son départ pour la mer libre, elle avait au-dessus de l’eau quarante à quarante-cinq mètres de hauteur ; en lui supposant au-dessous la même configuration, on trouve une profondeur totale de trois cent cinquante mètres, la proportion entre la partie immergée et la partie émergée étant de 7 à 1 ; le pourtour avait plus d’un kilomètre et demi. Le sommet du monolithe était devenu la base de l’iceberg ; ce bloc avait donc accompli une demi-révolution sur lui-même ; c’est pour cela qu’il conservait encore ce bleu magnifique ; mais avant que la montagne eût disparu à l’horizon, elle avait pris la couleur blanche et opaque de ses sœurs aînées, les nomades de la mer de Baffin.

Comme bien on peut croire, nous n’attendîmes pas un second événement de cette nature. Notre brave capitaine ne se gèna point pour avouer que désormais il tenait les glaciers en trop haute estime pour vivre si familièrement avec eux. Dès que les artistes, trempés et moulus, eurent réintégré le bord, la Panthère tourna sur ses talons et gagna la rive opposée. On s’établit à une distance plus respectueuse qui nous permettait d’assister, avec toute la tranquillité d’âme désirable, au spectacle des fantaisies du géant ; nous ne nous sentions plus le courage de lutter avec lui. Nous appelâmes notre nouveau port « la baie de la Panthère ».

XIII

En route pour le cercle polaire. — La mine de cryolithe. Ce que c’est que la cryolithe.

Après quelques jours de repos, la Panthère toucha de nouveau à Kraksimeut, pour y déposer Pierre Motz-