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LE TOUR DU MONDE

la liqueur que le gouverneur déclarait indispensable a son soulagement ; il poussa même l’obligeance jusqu’à lui faire cadeau d’une bouteille du précieux spécifique : le remède opéra comme un charme ; le patient, cessant de gémir, se déclara en possession de la chose qu’il désirait le plus au monde ; il se ragaillardissait à vue d’œil, et attendait de notre visite des bonheurs de plus d’une sorte.

Ayant ainsi pourvu au rhumatisme de Son Excellence, nous nous dirigeâmes à droite vers un cône tronqué situé au milieu du fiord. Il a sept cents mètres de haut ; ses pans s’éloignent peu de la ligne verticale ; de l’endroit où Esac nous quitta, la falaise du pourtour, qui se dresse à quatre cent cinquante mètres, ne semblait offrir aucune solution de continuité. Au-dessus, la montagne est très-escarpée, mais la cime en est presque plane ; cet énorme rocher présente une telle symétrie qu’on le dirait presque taillé pour la construction de quelque monument gigantesque (voy. p. 20).

L’étude la plus minutieuse a seule pu m’en faire saisir les vastes proportions. Même après l’avoir parcouru et examiné, je fus tout surpris quand je vins à le mesurer. Nous y avions tous été trompés, le capitaine le premier. A deux kilomètres au large, il crut que nous en étions aussi près que le permettait la sûreté de la Panthère, et il fit haler celle-ci le long d’un iceberg auquel on l’amarra solidement.

Quelle joie de mettre le pied hors du navire ! Nous débarquâmes sans trop de peine sur la montagne de glace, que nous pouvions arpenter en tous sens comme un îlot. Elle n’avait qu’une centaine de mètres de large sur quinze à peu près de hauteur ; la surface en était onduleuse ; la chaleur du soleil fondait la glace nouvelle, et de petits lacs d’eau pure se formaient dans les vallées ; nous y renouvelâmes la provision du navire.

Sûr que nous trouverions des oiseaux, je proposai au capitaine de prendre un canot et d’aller visiter la falaise, qui, par une étrange illusion d’optique, nous paraissait à quelques toises seulement de l’iceberg. A notre grand ébahissement, nous dûmes « nager » à tour de bras pendant au moins vingt minutes. Au-dessus de nos têtes, le mur se dressait verticalement à une hauteur de huit cents mètres ; son image se reflétait dans les eaux claires et brillantes.

Cette roche, comme celles de même formation géologique, est partout fracturée horizontalement ; des feuillets s’en détachent, laissant une série de banquettes étroites, ou plutôt de marches d’escalier qui montent de la base au sommet. Pendant l’été, des myriades d’oiseaux de mer y établissent leur demeure. Ce sont les bacaloo-bird de Terre-Neuve, du Labrador, de toute la région du Saint-Laurent où ils vont hiverner ; les « lummes » des mers arctiques.

A un kilomètre seulement de la falaise, nous commençâmes à entrevoir les habitants. Ils venaient voler autour de nous par bandes considérables. Comme les autres plongeons, ceux qui étaient sur l’eau s’enlevaient

avec difficulté, battant des ailes à grand bruit tout près de la surface de la mer avant de prendre le vol. Leur nombre allait croissant à mesure que nous approchions. Il nous semblait d’abord entendre quelque lointaine chute d’eau ; ce murmure augmenta rapidement ; près de la muraille il devint si fort que le capitaine et moi étions obligés de beaucoup élever la voix quand nous avions quelque chose à nous dire. Ce tapage provenait du mouvement d’ailes et des cris aigus des oiseaux postés sur la roche ou volant tout autour. Chacune des saillies de la falaise, larges de quelques pouces, ou de deux à trois pieds, se mesurant par mètres ou par toises, horizontale ou déclive, plate ou irrégulière, était occupée par des lummes, campés sur la partie postérieure du corps, serrés les uns contre les autres, la tête tournée vers la mer. Rangée par rangée, ils tenaient le moins d’espace possible, et, d’un peu loin, rappelaient à s’y méprendre des soldats en tunique blanche, képi noir, épaule contre épaule, en ordre pour une revue. Sur les assises inférieures, on pouvait aisément les compter ; plus haut, on en voyait encore les lignes ; à la cime des rochers on ne distinguait plus rien. D’abord cette attitude étrange, cette immobilité m’étonnèrent ; je reconnus bientôt que c’étaient des femelles, couvent chacune son œuf unique.

Les lummes ne font pas de nid ; l’espoir de leur race est tout simplement déposé sur la roche nue ; la mère le relève avec son bec et l’équilibre sur un bout, puis elle s’y assied comme sur un tabouret.

Après avoir considéré pendant quelques minute ce singulier spectacle, nous nous rappelâmes le but de notre excursion. Nos fusils simultanément déchargés, il tomba à la mer de quoi faire dîner tout l’équipage. Mais quel changement à vue dans l’aspect de la falaise ! Aussitôt après la détonation, le vacarme s’était arrêté ; toutes ces voix criardes se taisaient à la fois. Les oiseaux bondirent dans l’air ; le battement sauvage de leurs ailes, frôlant la falaise, rappelait le souffle d’un ouragan ; si nombreux étaient-ils, qu’en passant ils jetaient leur ombre sur nous comme un nuage. Une partie des œufs, abandonnés précipitamment, roulaient sur la banquette et pleuvaient le long de la falaise, qu’ils marbraient de jaune et de blanc.

Mais les infortunées couveuses ne restèrent pas longtemps dans les airs ; la plus grande partie alla s’abattre à quatre cents mètres environ sur les eaux éclaboussées à grand bruit ; la surface en devint toute noire. En dépit du danger, quelques-unes avaient déjà viré de bord et reprenaient leur place avant que l’œuf ne se refroidît ; les autres, à leur tour, songèrent à revenir sauvegarder leur trésor.

Mais tous les tabourets de famille ne devaient pas être réintégrés paisiblement : nombre d’oiseaux manifestaient l’irritation la plus violente ; il nous semblait voir des poissardes en colère ; le plumage hérissé, elles s’injuriaient l’une l’autre à plein gosier, elles arrachaient les plumes de leur adversaire, elles essayaient de lui