Page:Leibniz - La Monadologie, éd. Bertrand, 1886.djvu/83

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71.[1] Mais il ne faut point s’imaginer avec quelques-uns, qui avaient mal pris ma pensée, que chaque âme a une masse, ou portion de la matière propre ou affectée à Elle pour toujours, et qu’elle possède par conséquent d’autres vivants inférieurs destinés toujours à son service. Car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme des rivières ; et des parties y entrent et en sortent continuellement.

72.[2] Ainsi l’âme ne change de corps que peu à peu et par degrés, de sorte qu’elle n’est jamais dépouillée tout d’un coup de tous ses organes ; et il y a souvent métamorphose dans les animaux, mais jamais Métempsychose, ni transmigration des Âmes : il n’y a pas non plus des Âmes tout à fait séparées, ni de Génies sans corps. Dieu seul en est détaché entièrement (§§ 90, 124).

73.[3] C’est ce qui fait aussi qu’il n’y a jamais ni génération entière, ni mort parfaite, prise à la rigueur, consis-

  1. Destinés toujours à son service. — À vrai dire, le corps est immortel comme l’âme, mais le corps phénoménal n’est qu’un agrégat de forces simples, et change perpétuellement, à mesure que ses forces se renouvellent par la circulation de la vie : comme phénomène, le corps est périssable ; il n’est immortel que métaphysiquement et dans ses éléments constitutifs. Mais ce que Leibniz affirme constamment, c’est que l’âme ne cessera jamais d’être jointe à un corps organisé, et c’est dans ce sens que le corps, même comme phénomène, est impérissable. Il n’y a pas d’âmes séparées : à toute âme, il faut un point de vue, c’est-à-dire un corps. Le flux perpétuel des molécules n’est donc jamais que superficiel ; dans les profondeurs de l’organisme, règne le calme des eaux profondes, mobiles pourtant, mais d’une manière presque insensible. Sans cela, la vie serait un étourdissement perpétuel, et l’âme, dans ce tourbillon vital, ne saurait se recueillir et se reconnaître. Le corps périssable symbolise donc l’immortalité, et demeure indestructible.
  2. Métamorphose, jamais métempsychose. — En effet, la métempsychose serait en complète contradiction avec un système qui nie l’existence et même la possibilité (Dieu excepté) d’âmes séparées ; le passage d’un corps à un autre exigerait une séparation momentanée, si courte qu’on la suppose. Arlequin peut bien ôter successivement tous les vêtements dont il s’était affublé, il ne peut pas se dépouiller du dernier, qui est son corps. Mais Leibniz admet la métamorphose et la croit même absolument nécessaire à la beauté de l’univers. « La sagesse doit varier. Multiplier uniquement la même chose, quelque noble qu’elle puisse être, ce serait une superfluité, ce serait une pauvreté : avoir mille Virgiles bien relies dans sa bibliothèque, chanter toujours les airs de l’opéra de Cadmus et d’Hermione, casser toutes les porcelaines pour n’avoir que des tasses d’or, n’avoir que des boutons de diamant, ne manger que des perdrix, ne boire que du vin de Hongrie ou de Shiras : appellerait-on cela la raison.» (Théol., § 121.) La vie du corps et celle de l’esprit sont donc une métamorphose et un rajeunissement perpétuels. La vie future elle-même ne se peut concevoir immobile : ce serait la mort. La vie future ne peut être que le « passage continuel à de nouvelles joies et à de nouvelles perfections ».
  3. Ni génération entière, ni mort parfaite. — C’est surtout dans sa correspondance avec Arnauld, que Leibniz, pressé par son adversaire, développe ses idées sur ce point essentiel. Arnauld lui demande un peu ironiquement ce qu’est devenue l’âme du bélier immolé par Abraham, et brûlé ensuite sur le bûcher : ce