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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.

Douze enfants (tous sont morts) entouraient le fauteuil ;
Et je disais les noms de chaque jeune fille,
Du curé, du notaire, amis de la famille,
Pieux hommes de bien, dont j’ai rêvé les traits,
Morts pourtant sans savoir que jamais je naîtrais.
Et tout cela revint en mon âme mobile,
Ce jour que je passais le long du quai, dans l’île.

Et bientôt au sortir de ces songes flottants,
Je me sentis pleurer, et j’admirai longtemps
Que de ces hommes morts, de ces choses vieillies,
De ces traditions par hasard recueillies,
Moi, si jeune et d’hier, inconnu des aïeux,
Qui n’ai vu qu’en récits les images des lieux,
Je susse ces détails, seul peut-être sur terre,
Que j’en gardasse un culte en mon cœur solitaire,
Et qu’à propos de rien, un jour d’été, si loin
Des lieux et des objets, ainsi j’en prisse soin.
Hélas ! pensais-je alors, la tristesse dans l’âme,
Humbles hommes, l’oubli sans pitié nous réclame,
Et, sitôt que la mort nous a remis à Dieu,
Le souvenir de nous ici nous survit peu ;
Notre trace est légère et bien vite effacée ;
Et moi, qui de ces morts garde encor la pensée,
Quand je m’endormirai comme eux, du temps vaincu,
Sais-je, hélas ! si quelqu’un saura que j’ai vécu ?
Et poursuivant toujours, je disais qu’en la gloire,
En la mémoire humaine, il est peu sûr de croire,
Que les cœurs sont ingrats, et que bien mieux il vaut
De bonne heure aspirer et se fonder plus haut,
Et croire en Celui seul qui, dès qu’on le supplie,
Ne nous fait jamais faute, et qui jamais n’oublie.


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