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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.

eut encore ce qu’ont si peu nos poètes modernes, la passion. De la passion et de l’esprit, voilà donc son double lot dans ses charmants contes, dans ses petits drames pétillants et colorés. Il est sûr de vivre par là entre tous les poètes ses contemporains ou quelque peu ses aînés. Sa Nuit de Mai restera un des plus touchants et des plus sublimes cris d’un jeune cœur qui déborde, un des plus beaux témoignages de la moderne Muse. Le Lac, Moïse, Ce qu’on entend sur la montagne, La Nuit de Mai, voilà comme de loin, j’imagine, la Postérité, ce grand Pasteur au regard sommaire, et qui ne voit que les cimes, énumérera les princes des poètes de ce temps. »

Ne creusez pas son mal ; ne lui demandez rien,
Vous qui ne portez pas un cœur comme le sien.
Ne lui demandez rien, ô vous qu’il a choisies
Dans le ciel de son rêve et de ses fantaisies…

On dirait qu’il attend quelqu’un qui ne vient pas.
Mais ce n’est jamais toi qu’il cherche entre tes bras,
Ninette ; — ce qu’il veut, il n’en sait rien lui-même.
Dans tout ce qu’il espère et dans tout ce qu’il aime,
Il voit un vide immense et s’use à le combler…

Certes, quand on songe à la prodigieuse habileté des rimeurs contemporains, pour la simple facture des vers, Alfred de Musset est loin d’être un virtuose ; il nous apparaît surtout, à première vue, comme un aimable dilettante persifleur, qui se moque de nous, de lui-même et de son propre cœur ; mais on ne joue pas impunément avec l’amour, et lorsque l’enfant qui n’a su ni mûrir ni vieillir jette son premier cri de douleur, poignant comme un sanglot d’Henri Heine, il nous donne les Nuits ; et, s’il est maigre de rimes, ah ! comme il est riche de passion ! Et la vraie poésie, n’est-ce pas la passion qui chante ses douleurs ou ses joies ? La froide raison n’a rien à voir dans ces pages émues, si merveilleusement naturelles, que tout le monde croirait pouvoir les écrire. Dormez en paix sous l’ombre légère de votre petit saule éploré, pauvre et grand poète, éminemment français, qui nous parliez une langue si belle dont on a perdu le secret, la langue de Rabelais et de Montaigne, de Régnier, de Molière et de