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ALFRED DE MUSSET.

Me voilà dans les mains d’un Dieu plus redoutable
Que ne sont à la fois tous les maux d’ici-bas ;
Me voilà seul, errant, fragile et misérable,
Sous les yeux d’un témoin qui ne me quitte pas :
Il m’observe, il me suit. Si mon cœur bat trop vite,
J’offense sa grandeur et sa divinité.
Un gouffre est sous mes pas ; si je m’y précipite,
Pour expier une heure il faut l’éternité.
Mon juge est un bourreau qui trompe sa victime.
Pour moi, tout devient piège et tout change de nom :
L’amour est un péché, le bonheur est un crime,
Et l’œuvre des sept jours n’est que tentation.
Je ne garde plus rien de la nature humaine ;
Il n’existe pour moi ni vertu ni remord.
J’attends la récompense, et j’évite la peine ;
Mon seul guide est la peur, et mon seul but la mort.

On me dit cependant qu’une joie infinie
Attend quelques élus. — Où sont-ils, ces heureux ?
Si vous m’avez trompé, me rendrez-vous la vie ?
Si vous m’avez dit vrai, m’ouvrirez-vous les Cieux ?
Hélas ! ce beau pays dont parlaient vos prophètes,
S’il existe là-haut, ce doit être un désert.
Vous les voulez trop purs, les heureux que vous faites,
Et quand leur joie arrive, ils en ont trop souffert.
Je suis seulement homme, et ne veux pas moins être,
Ni tenter davantage. — À quoi donc m’arrêter ?
Puisque je ne puis croire aux promesses du prêtre,
Est-ce l’indifférent que je vais consulter ?

Si mon cœur, fatigué du rêve qui l’obsède,
À la réalité revient pour s’assouvir.
Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût, que je me sens mourir.