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petit nombre de braves, se consacrant ainsi à une entreprise audacieuse qui semblait autant au-dessus de leurs forces qu’aucune de celles que racontent les annales de la chevalerie errante ? Une poignée d’hommes, messieurs ! sans nourriture, sans habits, presque sans armes, étaient laissés sur un roc solitaire avec le dessein avoué d’accomplir une croisade contre l’un des plus puissants empires qui aient jamais existé et ils n’hésitaient point cependant pour cela à mettre leur vie en enjeu.

Et parmi ces hommes, il y avait un Christobal de la Torre… Monsieur le Marquis, permettez-moi de vous faire toutes mes félicitations ! et aussi de vous présenter : votre serviteur Huagna Capac Runtu, premier commis à la banque franco-belge de Lima. Nous pouvons voyager de compagnie, Monsieur le Marquis, car nous sommes de noble race tous les deux. Moi, je suis de race royale. Huagna Capac, roi inca, qui n’avait que seize ans lorsqu’il succéda à son père, eut pour femme légitime Pillan Huaco dont il n’eut pas d’enfant. Il épousa en secondes noces deux autres femmes légitimes, Rava-Bello et sa cousine Mama Runtu. Je suis un descendant de ce Huagna Capac et de cette Mama Runtu !

— Votre administration vous a donc donné un congé ? demanda, avec une certaine insolence, le marquis.

Un sombre éclair passa dans les yeux de Huagna Capac Runtu.

— Oui, dit-il, d’une voix sourde, mon administration m’a donné congé pour la fête de l’Interaymi !…

Raymond ne put s’empêcher de tressaillir en réentendant ce mot qui avait été si souvent prononcé à l’occasion du bracelet-soleil-d’or. Il regarda Marie-Thérèse qui était plutôt inquiète de la tournure que prenait la conversation entre son père et ce singulier voyageur. Elle se rappelait parfaitement maintenant avoir aperçu l’individu dans les bureaux de la banque franco-belge et elle avait eu affaire à lui plusieurs fois à Callao, dans son établissement même, pour des règlements de compte à propos du guano phosphaté à destination d’Anvers. Il lui avait paru alors le plus insignifiant des commis de banque et il était passé près d’elle en laissant une image bien effacée dans sa mémoire. Ce n’était qu’à cette heure où ce pseudo-Péruvien s’avouait orgueilleusement, dans son complet veston, comme un pur Indien quichua, qu’elle découvrait en lui les marques de la race de Trujillo et l’allure générale qui en faisait un frère de Huascar. Elle savait par expérience combien cette sorte d’indigène est susceptible et elle craignait que l’imprudent marquis ne déchaînât une tempête, peut-être sans s’en douter. Elle intervint aimablement :

— La fête de l’Interaymi, mais c’est votre grande fête à vous, nobles Indiens ! Est-ce qu’elle sera particulièrement célébrée à Cajamarca ? demanda-t-elle.

— Cette année ! fit l’autre, elle sera particulièrement célébrée dans les Andes entières !…

— Et vous n’y admettez point de profanes ?… je serais si curieuse d’assister à cette fête dont on parle tant !… On en dit tant de choses ! tant de choses !…

— Des niaiseries, señorita, des niaiseries, croyez-le, reprit l’autre redevenu tout à fait petit garçon devant la noble Péruvienne. Et, souriant d’un bizarre sourire qui découvrit des dents éclatantes, une mâchoire qui parut féroce à Raymond, il ajouta en zézayant légèrement d’une voix molle et lasse :

— Je sais ! on parle de sacrifices !… mais c’est là des contes de bonnes femmes… À l’Interaymi, des sacrifices humains !… mais regardez-moi avec mon complet veston de chez Zarate si j’ai l’air de me rendre à une boucherie sacrée ! Non !… quelques rites qui nous rappellent notre splendeur passée, quelques invocations au Dieu du jour et un pieux souvenir à notre dernier roi, à ce malheureux Atahualpa, notre martyr à nous ! et c’est tout, croyez-le bien !… et je reviendrai bien tranquillement vous présenter les traites de la maison franco-belge, à la Calle de Lima, à la fin du mois prochain, señorita !…

Raymond se trouva tout à fait rassuré par les dernières paroles de l’homme. Un sourire de Marie-Thérèse et une grimace de François-Gaspard (de nouveau désorienté par le prosaïsme de ce descendant des Incas, commis de banque) chassèrent les dernières vilaines pensées surgies à nouveau dans la cervelle des voyageurs au nom de l’Interaymi.

Raymond regarda le paysage qui devenait de plus en plus sombre. Le train glissait au fond d’un gouffre, entre deux parois d’une hauteur vertigineuse. Tout là-haut, dans une bande de ciel éclatante, des condors aux ailes immenses éployées décrivaient des cercles lourds.

— Et c’est par des chemins pareils que Pizarre est venu à la conquête des Incas ! s’exclama Raymond, mais comment, avec