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était renfermé dans ses larges feuilles d’argent, d’où pendait un gland formé de fils du même métal. On admirait beaucoup aussi une fontaine qui lançait un jet brillant d’or, tandis qu’au-dessous des oiseaux et des animaux de la même matière se jouaient dans les eaux. La délicatesse du travail, la beauté et l’habile exécution du dessin excitèrent l’admiration de meilleurs juges que les grossiers conquérants du Pérou.[1]

Avant de briser ces échantillons de l’art indien, il fut décidé d’en envoyer à Charles-Quint un certain nombre qui seraient déduits du cinquième royal. Ils donneraient une idée de l’habileté des indigènes et témoigneraient du prix de la conquête.

La fonte de la vaisselle fut confiée aux orfèvres du pays, à qui on demandait ainsi de détruire l’ouvrage de leurs mains. Ils travaillèrent jour et nuit ; mais la quantité de métal à refondre était si considérable qu’il fallut un mois entier. Lorsque le tout fut réduit en lingots d’un titre uniforme, ils furent pesés soigneusement, sous la surveillance des inspecteurs royaux. On trouva que la valeur totale de l’or était d’un million trois cent vingt-six mille cinq cent trente-neuf pesos de oro, ce qui, en tenant compte de la plus-value de l’argent au XVIe siècle, équivaudrait aujourd’hui à plus de trois millions et demi de livres sterling, ou un peu moins de quinze millions et demi de dollars, c’est-à-dire soixante-dix-sept millions et demi de francs !

La quantité d’argent fut estimée à cinquante et un mille six cent dix marcs.[2]

Le partage de toutes ces richesses effectué, le roi captif gênait de plus en plus les conquérants. Remettre Atahualpa en liberté était la dernière des fautes à commettre. Alors ? alors ils résolurent l’abominable chose. D’abord, ils l’accusèrent de préparer sournoisement le soulèvement de ses sujets contre les Espagnols de Cajamarxa. Atahualpa répondit à Pizarre :

— Ne suis-je pas un pauvre captif entre vos mains ? Comment pourrais-je former les projets que vous m’imputez, moi qui en serais la première victime, s’ils venaient à éclater ? Et vous connaissez peu mon peuple, si vous croyez qu’un tel mouvement se ferait sans mes ordres, lorsque les oiseaux mêmes dans mes États, oseraient à peine voler contre ma volonté.[3]

Mais ces protestations d’innocence eurent peu d’effet sur les troupes, parmi lesquelles le bruit d’un soulèvement général continuait à s’accréditer d’heure en heure. On disait qu’une force considérable était déjà rassemblée à Guamachucho, à moins de cent milles du camp, et qu’on pouvait s’attendre à être attaqué d’un moment à l’autre. Le trésor que les Espagnols avaient acquis présentait un butin plutôt séduisant, et leurs alarmes s’accroissaient par la crainte de le perdre. Les patrouilles furent doublées, les chevaux tenus sellés et bridés. Les soldats dormaient tous armés, et Pizarre faisait régulièrement sa ronde pour voir si chaque sentinelle était à son poste. La petite armée, en un mot, se préparait à repousser une attaque soudaine.

Mais les aventuriers réclamaient, avant tout, la mort de l’Inca. Pizarre se défendit ou feignit de se défendre d’une pareille trahison, mais enfin il dut céder et l’Inca passa en jugement. Il fut convaincu d’avoir essayé d’exciter une insurrection contre les Espagnols et condamné à être brûlé vif.

Lorsque la sentence fut communiquée à Atahualpa, il en fut extrêmement surpris. Il était jeune, il était brave, et il fallait mourir !

Cette conviction accablante abattit un moment son courage et il s’écria, les larmes aux yeux : « Qu’avons-nous fait, moi ou mes enfants, pour mériter une telle destinée ? Et par vos mains encore », dit-il en s’adressant à Pizarre, « vous qui n’avez rencontré chez mon peuple qu’amitié et bienveillance, avec qui j’ai partagé mes trésors, qui n’avez reçu de moi que des bienfaits ! »

L’arrêt de l’Inca fut proclamé au son de la trompette sur la grande place de Cajamarxa ; deux heures après le coucher du soleil, les soldats espagnols s’assemblèrent sur la plaza, à la lueur des torches, pour assister à l’exécution de la sentence. C’était le 29 d’août 1533.

Atahualpa sortit de cette salle chargé

  1. Xeres, Acta de Reparticion del Rescate de Atahualpa. Herrera, Histoire générale. Prescott, Histoire de la conquête du Pérou.
  2. Il est sans exemple qu’un pareil butin, et sous la forme la plus réalisable, en argent comptant pour ainsi dire, soit tombé en partage à une petite bande d’aventuriers, tels que les conquérants du Pérou, et l’histoire en est si incroyable que l’auteur de l’Épouse du Soleil n’a pas hésité à en rapporter les détails très peu connus, jamais vulgarisés et dormant sous la poussière des bibliothèques.
  3. Pues si yo no lo quino, ni las avei lolarasens, mi tierra. Zarate, Conq. del Peru. liv. II, chap. VII.