Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/57

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par Huascar qui avait ordonné à Libertad de pénétrer avec lui dans la casa.

Libertad n’avait pas été peu étonné en entrant dans la première pièce d’y trouver une demi-douzaine de femmes entièrement voilées de noir et ne laissant voir sous le haïk de deuil que leurs yeux, et se tenant debout devant la porte d’une autre salle dans laquelle on avait certainement transporté la fille du marquis de la Torre.

— Les mammaconas ! s’était écrié, à cet endroit de la confession du boy, le commissaire qui suait à grosses gouttes du travail qu’il se donnait pour arracher les derniers lambeaux de sa déposition à Libertad. Les mammaconas ! Ah ! nous savons maintenant à qui nous avons affaire !… Et après !… et après !… achève avant de mourir, malheureux ! Et Dieu te pardonnera !…

— Oui, les mammaconas !… c’étaient les mammaconas !… mais Dieu aura pitié, gémit l’agonisant… je ne savais pas qu’on voulait enlever votre fille, Monsieur le Marquis !… mais elle n’est pas perdue !… Non ! Dieu ne le voudra pas, señor !… Vous la sauverez avant l’abominable sacrifice !… Oui… oui… j’ai tout appris ici… des punchos rouges qui ne savaient pas que je parlais l’aïmara… Ils ne se sont pas gênés devant moi !… Ils disaient qu’Atahualpa allait avoir une belle épouse ! et que le Soleil et les fils du Soleil pouvaient se réjouir !… Et ils se prosternèrent tous quand elle vint à passer !…



LA « SEÑORITA » AUX MAINS
DES « MAMMACONAS »


— Tu l’as vue passer ! s’écria le marquis qui, penché sur Libertad, semblait respirer son dernier souffle en recueillant ses dernières paroles.

— Oui, je l’ai vue, elle… señor… Elle !… Celle que j’ai vendue pour deux cents soles d’argent !… Et qui me pardonnera quand vous l’aurez arrachée à ces monstres, car elle est bonne… elle était… bonne… ma maîtresse… et je l’ai vendue… pour deux cents soles d’argent !…

— Comment est-elle passée ? comment l’as-tu vue ?… questionnait fiévreusement le commissaire. Elle n’était donc plus endormie ?…

— Elle est sortie de la salle, soutenue par d’autres femmes aux voiles et aux haïks noirs… et les trois affreux gnomes dansaient autour… Elle, elle semblait n’avoir plus aucune force, vous comprenez… on lui avait certainement fait boire quelque chose de trouble… ou respirer quelque monstrueux parfum… comme ils en ont !… comme ils en ont !… oui… j’ai vu… une dernière fois… la señorita… elle était enveloppée du voile d’or… et elle avait le haïk d’or sur la figure… on ne voyait de son visage que ses yeux… ses grands yeux fixes… qui ne m’ont pas vu… qui semblaient ne voir personne… des yeux de morte vivante qui me firent tomber à genoux, moi aussi… elle marchait soutenue par les femmes noires, comme dans un rêve… et les mammaconas étaient autour d’elle… et les gnomes dansaient… en silence !… Elle sortit de la casa avec toutes les femmes et tous les hommes rouges dont certains portaient des torches éteintes… Et tout ce monde, sur la route, monta à cheval, et les femmes montèrent à mules… des mules magnifiques que l’on avait amenées de la sierra… ah !… comme je n’en ai jamais vu… des mules de mammaconas !… Ah ! je vais mourir… mais, avant, il faut que je vous dise que je suis allé à la fenêtre… que j’ai tout vu à la fenêtre… j’avais bien entendu parler, au fond des ranchos, en buvant le pisco avec les quichuas… parler d’histoires où il y avait des mammaconas… Eh bien, c’est terrible !… elles sont terribles à voir… Elles marchent comme des fantômes noirs… Tout avait été préparé ici… dans cette hacienda abandonnée… dont ils ont peut-être tué les propriétaires… et les gardiens… Une mammacona a pris la señorita avec elle, sur sa mule… Et toutes les mammaconas suivaient pour porter la señorita, bien certainement à tour de rôle… La señorita paraissait dans les bras noirs, dans les voiles noirs, comme un paquet jaune… et elle ne remuait pas plus que si elle était morte… devant, il y avait les trois gnomes à cheval, précédés d’Oviedo Runtu qui donna le signal du départ… je m’étais traîné derrière la fenêtre pour voir… je ne pensais pas qu’ils ne m’avaient pas payé… Ils partirent au grand trot, tous ! les punchos rouges fermaient la marche… et ils disparurent là-bas, dans le chemin creux, dans le petit torrent à sec qui monte vers la sierra… Ils emportaient vers… le temple du Soleil… l’Épouse du Soleil !… car c’est… la fête… de l’… Inter ay mi… inter… a y mi !… Mais vous aurez le temps de la rejoindre… dans la sierra… Et Dieu me pardonnera !

Sur ces mots, il ferma les yeux et l’on put croire qu’il était mort… cependant, il respira à nouveau et à nouveau remua les paupières…