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rencontrés étaient rares. Les fêtes de l’Interaymi avaient à peu près dépeuplé ce pays. Et les quelques Indiens qui se laissaient voir montraient, dès les premières questions, une méfiance très marquée, et même de l’hostilité.

Il fallait s’armer de patience et de douceur et accompagner le tout d’un trago, gorgée d’eau-de-vie dont les soldats avaient toujours provision dans leur gourde. Même l’argent ne leur déliait pas souvent la langue. On se heurtait, en leur demandant les choses les plus banales, au sacramentel manatiancho (je n’en ai pas) ou au no hay señor (il n’y a rien). Heureusement quelques Péruviens de sang mêlé se montrèrent plus accommodants et fournirent des détails sur la fuite de Huascar et de ses compagnons. Toute la troupe traversait à bride abattue toute la costa. Les Indiens, cependant, avaient dissimulé leurs habits de cérémonie qu’ils avaient dû arborer rituellement pour la réception de l’Épouse de l’Inca. Ils passaient si rapidement que nul ne pouvait dire s’il avait aperçu un enfant ou une femme captive. Du reste, à ces questions dernières, chacun faisait l’étonné et comme s’il ne comprenait rien à une pareille enquête et ne disait plus mot, tournant la tête, s’éloignant sans qu’il fût possible de l’arrêter. Huascar pouvait avoir maintenant deux heures d’avance, au plus, mais à chaque étape il « gagnait » malgré toute la diligence des poursuivants. Ainsi arriva-t-on à Canête. Le commissaire ne comprenait rien à cette tactique qui conduisait les Indiens vers la mer, dans une ville où ils allaient avoir affaire aux autorités. C’est le soir que Raymond, toujours en tête, puis le marquis, puis le commissaire, puis François-Gaspard, puis les soldats firent leur entrée dans Canête. Ils tombaient sur une fête de nuit, accompagnée du tumulte assourdissant des pétards et d’une retraite aux flambeaux. La moitié de la population indigène était en état d’ivresse. Canête est une petite cité où le mélange de l’ancien et du moderne apparaît plus que partout ailleurs. Les cheminées des usines alternent avec la voûte des aqueducs construits du temps des Incas, aqueducs qui distribuent encore aujourd’hui les eaux du Rio Canête dans les plantations environnantes. On voit encore en amont de Canête les vestiges d’une grande forteresse indienne que le vice-roi de la Manelova a fait démolir, il y a deux cents ans, pour en employer les matériaux à la construction du fort de Callao. C’est assez dire que là, malgré toute l’autorité du gobierno supremo, le sentiment indien, dans la basse classe surtout, est encore assez puissant pour se montrer en temps de troubles publics. Et Natividad n’eut aucune peine à découvrir que l’on était « en temps de troubles publics ». Sa première visite fut pour le corregidor qui lui apprit que toute cette manifestation se faisait en l’honneur de Garcia dont les succès militaires avaient déchaîné l’enthousiasme de la basse classe. Il se confirmait, en effet, qu’il avait pris Cuzco et fait reculer les troupes républicaines. De son côté, le commissaire mit le corregidor au courant de la terrible situation dans laquelle se trouvaient les enfants du marquis de la Torre. Le corregidor fit la sourde oreille. Il laissa à entendre qu’il ne croyait pas à une histoire de revenants et que, si la troupe d’Indiens dont il parlait avait un crime semblable sur la conscience, jamais ceux-ci n’auraient eu l’audace de passer par chez lui.

— Ils ne peuvent rester dans la sierra, fit Natividad, il faut bien qu’ils aillent quelque part. Peut-être veulent-ils s’embarquer ? atteindre par mer la province d’Arequipa et remonter par là jusqu’à Cuzco !

— C’est fort possible ! approuva aussitôt le corregidor pour se débarrasser du commissaire. Ils sont, en effet, passés aujourd’hui dans notre faubourg, se sont ravitaillés au plus vite et ont continué leur chemin vers Pisco. Là, ils ont pu s’embarquer ! Et puis, qu’est-ce que vous voulez que je fasse pour vous ? Je ne dispose plus d’un soldat, plus d’un agent ! Toute la police a été réquisitionnée militairement pour combattre le Garcia !

À ce moment, passait sous les fenêtres du corregidor une cavalcade extraordinaire, une procession dansante, chantante, en tête de laquelle Natividad reconnut ses quatre troupiers ! Il ouvrit la fenêtre et leur cria des ordres, mais ces menaces, au nom du gobierno supremo, n’eurent aucun effet, et il quitta le corregidor dans un état d’esprit des plus tristes. Au moment où il croyait tenir les Indiens, est-ce que ceux-ci allaient lui échapper ? Sans donner aucune explication aux malheureux qui l’attendaient, il leur cria seulement : « En route sur Pisco ! » Tous repartirent. Il ne voulut répondre à aucune question. François-Gaspard lui-même, qui demandait si cette fête de l’Interaymi ne répondait pas un peu chez le peuple de la basse classe à