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car j’espère bien, Monsieur le marquis, que vous venez en ami, en ami du nouveau gouvernement ! Permettez-moi de vous le présenter. »

Il commença par le ministre de la guerre qui était à cheval sur le traversin et finit par le ministre des postes et télégraphes, un horrible métis qui mâchait des feuilles de coca sur le paquet de linge sale.

— Vous voyez, nous ne faisons pas de manières. Je suis un type, moi, dans le genre de Caton. L’antiquité, il n’y a que cela pour forger des hommes ! Les bons padres nous l’ont appris et j’ai reçu une excellente éducation !

Bon enfant, il éclata de rire, les pria de s’asseoir où ils pouvaient et continua : « Vous comprenez ! tout le flafla, toute l’étiquette, tout cela c’est pour le dehors ! pour la foule ! Il faut étonner la foule ! Si on n’étonne pas la foule, on est fichu, Monsieur le marquis ! »

Il zézayait un peu et roulait des prunelles noires énormes. C’était un épouvantail pour enfants. Mais son extérieur funambulesque n’empêchait point qu’il fût magnanime comme Hector et malin comme un singe.

— Avez-vous vu ma revue ? Hein ! quels soldats ! Quelle armée ! Et si vous les voyiez au feu ! Pan ! pan ! gais comme s’ils faisaient partir des cohetes ! (pétards). Et la pluie ! Hein ! Avez-vous vu comme elle s’est arrêtée, la pluie !… Que dit-on de moi, Monsieur le marquis, à Lima ?…

Tout ce verbiage était une tactique. Pendant ce temps, il examinait son homme, il dévisageait aussi, sans qu’il y parût, Natividad… Il essayait de les deviner, se demandant s’ils n’étaient point envoyés par Veintemilla en ambassade et cherchait déjà la réponse qu’il devait faire à une demande d’amnistie ou à un traité de paix avec l’offre rémunératrice de quelque gros gouvernement. Et il se décidait à tout repousser, voulant jouer sur sa carte jusqu’à son dernier sole (il était très riche) et sa vie, par-dessus le marché !

Le marquis put enfin parler :

— Je suis venu trouver le maître du Pérou !…

À ces mots, Garcia qui avait fini de se débarbouiller releva la tête et regarda le marquis, au-dessus de la serviette dont il se tamponnait le visage qu’il avait en effet un peu trop hâlé pour un pur sang… « Le Maître du Pérou »… Garcia savait que le marquis de la Torre était un ami de Veintemilla. Qu’est-ce qu’une pareille démarche et une pareille phrase voulaient dire ?… Dès lors, il se tint plus que jamais sur ses gardes. Quant à Natividad, en entendant le marquis, il avait baissé la tête, rouge comme une cerise. « Je suis définitivement compromis », se disait-il, et il regrettait d’être venu. Le marquis répéta : « Je suis venu trouver le maître du Pérou pour lui demander, à lui qui peut tout, à lui dont la devise est « liberté pour tout, excepté pour le mal ! » qu’il me fasse rendre ma fille et mon petit garçon que l’on m’a volés !

— Que dites-vous ! s’écria Garcia. Que dites-vous ! On vous a volé vos enfants ! mais c’est un crime abominable qui sera châtié de la mort des coupables ! Je vous le jure ! J’en atteste mon ancêtre, Pedro de la Vega qui a donné sa vie pour la noble cause de la Religion contre les infidèles, en l’an de grâce 1537, ayant reçu dix-sept blessures à la bataille de Xauxa, aux côtés de votre parent, Monsieur le marquis, l’illustre Christobal de la Torre !

Le marquis avait toujours prétendu à son cercle que Garcia ne descendait en aucune sorte de ce Pedro de la Vega, et Garcia savait quelle était l’opinion du marquis, mais celui-ci n’eut garde de la faire voir.

— C’est justement ces infidèles, Excellence, qui m’ont pris ma fille !…

— L’adorable señorita ! que me dites-vous ? Les infidèles ! Quels infidèles ?

— Excellence ! Vous connaissez ma fille, Marie-Thérèse. Des Indiens quichuas s’en sont emparés dans mes magasins de Callao…

— Les misérables ! les bandits !

—… au début des fêtes de l’Interaymi pour la sacrifier dans leur temple comme ils sacrifiaient autrefois les Vierges du Soleil !…

— Hein !… quoi ? qu’est-ce ?… que dites-vous ? sacrifier la señorita ! Qui vous a dit cela ?… Une histoire ! Ça n’est pas possible !…

— Enfin, Excellence, je suis sûr qu’on me l’a enlevée… Permettez-moi de vous présenter M. Natividad, el inspector superior de la police à Callao, un homme qui, comme moi, vous sera tout dévoué et qui a assisté à tout. Parlez, Natividad !…

Écrasé par la présentation du marquis, Natividad confirma les dires du marquis, en paroles vagues et timides. Il paraissait avoir perdu la tête. Il se disait : « Cette fois, ça y est, si Garcia ne met pas Veintemilla dans sa poche, je n’ai plus qu’à passer en Bolivie ! »

— Mais enfin ! pourquoi venez-vous me dire cela à moi ? On vous a volé votre fille à Callao ! Je n’en suis pas responsable ! C’est encore Veintemilla qui est le maître de Callao ! C’est à Veintemilla qu’il faut vous