Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/84

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avaient pénétré dans la première salle de l’hacienda d’Ondegardo, sur la route de Chorillos ! « Oh ! le parfum magique ! » soupira Natividad. « Marie-Thérèse !… Marie-Thérèse !… ma fille !… Christobal ! mon enfant chéri ! gémissait le marquis ! Où êtes-vous ? C’est là que vous nous avez attendus ! C’est là que nous aurions dû vous sauver !… » Son désespoir et ses vaines paroles furent interrompus par le bruit d’une lutte sur le seuil. Ils coururent. Raymond venait de maîtriser un métis qui tremblait de terreur entre ses mains. C’était le maître de la masure qui revenait d’on ne sait où et qui était ivre. La menace de mort lui rendit toute lucidité et il dut dire tout ce qu’il savait.

Une voiture fermée était entrée dans la cour vers les onze heures du soir ; il ne savait pas qui on avait fait monter dans cette voiture, mais un certain nombre de femmes et tous les punchos rouges l’avaient accompagnée à pied jusqu’à la gare. Il pouvait l’affirmer, puisqu’il avait suivi le cortège par simple curiosité, car il avait été payé. À la gare, l’Indien que l’on appelait Huascar l’avait aperçu et lui avait donné de l’argent pour qu’il s’éloignât en lui faisant promettre qu’il ne retournerait pas chez lui avant le lendemain matin.

— Le misérable ! gronda Raymond, il se doutait bien que nous viendrions ici. À la gare, vite !…

Quand ils y arrivèrent, ils eurent toutes les peines du monde à trouver un employé endormi sur une banquette qui ne fit aucune difficulté pour leur apprendre qu’une troupe d’Indiens s’était embarquée vers onze heures et quart dans un train spécial, commandé dans l’après-midi par les soins d’Oviedo Runtu « pour ses serviteurs ». Cet employé, après avoir assuré le marquis qu’il ne pourrait avoir aucun train spécial dans la nuit, à quelque prix que ce fût, et lui avoir conseillé, dans le cas où il voudrait se rendre à Sicuani, d’attendre le convoi du matin, se rendormit paisiblement.

Ce fut une nuit sans nom pour les trois voyageurs. Ils essayèrent en vain de pénétrer encore jusqu’à Garcia et errèrent jusqu’au matin dans les rues. Christobal commençait à divaguer et à montrer les marques avant-coureuses de la folie. Raymond retourna à la maison en adobes et se jeta à genoux dans la pièce la plus reculée qui était encore tout imprégnée du parfum magique. Il la remplit de ses sanglots. Au départ du train, ce furent trois spectres qui montèrent dans un même compartiment. Natividad était presque aussi malade que les deux autres. Cette fabuleuse course à la mort avait fini par les jeter hors de l’humanité. Les voyageurs qui les aperçurent s’enfuirent littéralement comme s’ils avaient vu des fauves. Raymond et le marquis avaient des mouvements de mâchoires de bêtes enragées.

Le train n’allait que jusqu’à Sicuani, mais ils n’y arrivèrent pas le même jour ; ils durent descendre passer la nuit à Juliaca, à quatre mille mètres d’altitude, et là encore trouvèrent la trace du passage récent de la troupe indienne. Le froid était âpre et cinglant et le mal des montagnes les entreprit, les étourdit, les assomma sur des banquettes et ne les quitta que le lendemain à Sicuani, gros village quichua qui était entièrement désert. Heureusement pour eux, de Sicuani au Cuzco, il y avait un service automobile qui fonctionnait toujours malgré les troubles politiques et militaires. Le marquis, qui voulait ne se fier à personne, acheta, pour un prix fou, une auto, dans l’arrière-pensée qu’elle pourrait servir à autre chose qu’à faire honnêtement le voyage. En sortant de la cour de la gare, avec leur auto, ils trouvèrent l’oncle François-Gaspard qui venait à eux, tranquille, dispos et frais comme l’œil.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous êtes devenus ? leur demanda le bon savant. Je vous ai perdus à Arequipa, mais je me suis dit : « On se retrouvera toujours autour des punchos rouges. » Alors, comme j’en ai rencontré un, je ne l’ai pas quitté. Je l’ai suivi jusqu’à une petite maison qui était au bord d’une rivière et qui était gardée par des soldats. Je me suis dit : « C’est là qu’est notre pauvre Marie-Thérèse et notre petit Christobal. » Et je vous ai attendus. Vous n’êtes pas venus, je me suis dit : « Ils sont partis en avant des punchos rouges, car on sait où ils vont, n’est-ce pas, pour ces cérémonies-là ? » Ainsi, la nuit, quand ils ont pris le train, je suis parti avec eux. À la gare on me disait : « Impossible, c’est un train spécial », mais j’ai donné deux soles à l’employé et je suis monté dans le fourgon. À l’arrivée, je ne vous ai pas vus, à Cuzco, pas davantage, je me suis dit : « Ils vont arriver par le train du lendemain matin », et me voilà !

François-Gaspard ne se doutait pas qu’il courait, dans la minute, le risque d’être assassiné par le marquis, par Raymond