Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/95

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comprenait pas !… Pourquoi se cachait-on pour la sauver ! Les Indiens étaient donc les maîtres du pays, maintenant ?… Elle pensa à la révolution, au général Garcia qui avait demandé sa main. Pourquoi n’était-on pas allé trouver Garcia, il serait accouru avec son armée, près d’elle. Mais, eux, cachés sous leurs punchos rouges, qu’allaient-ils faire au milieu de ce peuple qui voulait sa mort ? que pouvaient-ils pour elle ? Cependant ils devaient avoir leur plan.

Les mammaconas chantaient : « Des tremblements de terre ébranlèrent le sol, la lune fut entourée d’anneaux de feu de diverses couleurs ; le tonnerre tomba sur l’un des palais royaux et le réduisit en cendres ; on vit un aigle chassé par plusieurs faucons remplir l’air de ses cris, planer au-dessus de la grande place de la cité et, percé par les serres de ses agresseurs, tomber sans vie en présence des plus nobles Incas ! » À ces derniers mots qui rappelaient, selon le rite, la défaite et la mort de leur dernier roi, tous courbèrent la tête, avec des gémissements, et le souffle des joueurs de quénia trembla dans les os des morts. Huascar, lui aussi, s’était incliné ; puis il releva le front, ses yeux rencontrèrent les paupières de Marie-Thérèse qui s’entr’ouvraient. Elle le vit et frissonna. Elle ne doutait plus qu’il l’aimât et que c’était lui qui la faisait mourir. Quand il fit quelques pas vers elle, elle crut sa dernière heure venue, tant son regard était sombre. Elle avait pu supplier la foule anonyme ; celui-là, elle ne le pourrait point. Elle referma les yeux.

Elle l’entendit alors qui lui disait d’une voix lente et monotone comme celle d’un prêtre à l’église : « Coya, tu appartiens à Huayna Capac, le grand Roi venu des enfers pour te conduire dans la maison du fils du Soleil. Nous te laissons seule avec lui. C’est lui qui te conduira au seuil du mystère qui doit rester inconnu des vivants. Il te fera traverser les couloirs de la nuit et te fera connaître, selon le rite, la gloire du Cuzco, fille du Soleil. Enfin, c’est lui qui, dans le Temple, te fera asseoir au milieu des cent épouses. Tu dois lui obéir et, si tu veux que le charme ne soit rompu, ne te lève que s’il se lève ! Et souviens-toi que le serpent veille dans la Maison du Serpent. »

Il se retira à reculons avec les trois gardiens du Temple, pendant que la foule des Indiens s’écoulait lentement par les trois portes. Toutes les mammaconas s’en allèrent aussi, en ramassant leurs longs voiles noirs sur leurs têtes comme des femmes en deuil qui sortent du cimetière. Et même les deux qui allaient mourir se retirèrent après avoir baisé les pieds de Marie-Thérèse, qui étaient nus sous la robe de peau de chauve-souris.

L’idée qu’on allait la laisser toute seule dans cette salle que gagnait la prompte obscurité de la nuit, seule avec son petit Christobal dans les bras, à côté du Mort, l’emplissait d’une horreur plus grande que le spectacle que venaient de lui donner ces sauvages. Pourquoi s’en allaient-ils ?… Sans doute, parce qu’il allait se passer quelque chose de si atroce qu’ils n’avaient pas le courage d’y assister. Huascar l’avait dit : « Il y a des mystères que les vivants ne doivent pas connaître ! » Qu’est-ce qu’on lui avait préparé avec ce mort ? Pourquoi lui avait-on défendu de se lever ? « Ne te lève que s’il se lève ! » Il allait donc se lever ? Ce Mort allait donc marcher devant elle ? la prendre par la main avec sa main hideuse de momie ? l’entraîner chez les morts, par les couloirs de la nuit ?

Au fur et à mesure que la salle se vidait, on eût dit également que la lumière la quittait.

Et les punchos rouges ?… est-ce qu’ils n’allaient pas enfin venir à son secours ?… est-ce qu’ils n’allaient pas l’arracher aux bras du mort ?… ou bien allaient-ils s’en aller comme les autres ?… Elle les regarde maintenant… tous les quatre… tous les quatre prosternés sur les dalles !… Les mammaconas lui ont dit : « Ce sont les veilleurs du sacrifice !… » Alors, eux, ils vont sans doute rester… parce que le sacrifice est proche… c’est leur devoir de rester !… Huascar a dit que tout le monde allait s’en aller, excepté le Mort… Il ne pensait certainement pas aux veilleurs du sacrifice qui doivent avoir le droit de rester. Cependant, il faudrait savoir… les gardiens du Temple sont partis… Huascar est parti… les quatre punchos rouges vont peut-être le suivre… Non ! ils ne bougent pas !… Ah ! Marie-Thérèse peut les regarder… ils ne la regardent pas ! Ils sont là, écrasés sur la pierre, comme des choses inertes…

Mais il n’y a plus qu’une vingtaine d’Indiens dans la salle. Qu’attendent les punchos rouges pour bondir vers elle ?… Qu’attend Raymond ?… Qu’attend Raymond !… « Oh ! Marie-Thérèse, nous allons rester seuls avec eux, murmure le petit Christobal… ils nous sauveront ! »… C’est cela ! évidemment, pense-t-elle… c’est bien cela !… Voilà le plan !… Ils ont dû