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de son petit bureau… J’en réponds comme de moi-même ! » Et il est venu à moi et m’a dit : « Babette, on ne te questionnera pas ; tu as entendu ou tu n’as pas entendu ! Mais tu vas te mettre à genoux et jurer sur le bon Dieu que tu ne parleras jamais à âme qui vive de ce que tu as pu entendre et de ce que tu as vu ! Je te croyais sortie, tu n’as donc pas vu ces deux messieurs venir chez moi. Tu ne les connais pas. Jure cela, Babette. »

Je regardais mon maître. Je ne lui avais jamais vu une figure pareille. Lui ordinairement si doux, — j’en fais ce que je veux, — la colère l’avait transformé. Il en tremblait ! Les deux inconnus étaient penchés au-dessus de moi avec des figures de menaces. Je suis tombée à genoux, et j’ai juré tout ce qu’ils ont voulu… Alors, ils sont partis… l’un après l’autre, en regardant dans la rue avec précaution… J’étais redescendue plus morte que vive, dans la cuisine, et je les regardais s’éloigner, quand j’ai aperçu… justement… pour la première fois… le vielleux !… Il était debout, comme tout à l’heure, sous le réverbère… J’ai fait le signe de la croix… le malheur était sur la maison.

M. le secrétaire perpétuel, tout en écoutant de toutes ses oreilles la vieille Babette, avait suivi des yeux les mouvements du « vielleux ». Et il n’avait pas été peu impressionné de le voir faire, au-dessus de sa boîte, des signes mystérieux… enfin, une fois encore, la « boîte qui marche » s’était évanouie dans la nuit.

La Babette s’était relevée.

— J’ai fini, répéta-t-elle. Le malheur était sur la maison.

— Et ces hommes, demanda M. Patard, que le récit de la gouvernante inquiétait au-delà de toute expression… Ces hommes, vous les avez revus ?

— Il y en a un que je n’ai jamais revu, Monsieur le Perpétuel, parce qu’il est mort. J’ai vu sa photographie dans les journaux… C’est ce M. Mortimar.

M. le Perpétuel bondit.

— Mortimar… Et l’autre, l’autre ?

— L’autre ? J’ai vu aussi sa photographie dans les journaux… C’était M. d’Aulnay !…

— M. d’Aulnay !… Et vous l’avez revu, celui-là ?

— Oui… celui-là… je l’ai revu… Il est revenu ici la veille de sa mort, Monsieur le Perpétuel.

— La veille de sa mort… Avant-hier ?

— Avant-hier !… Ah ! je ne vous ai pas tout dit ! Il le faut !… Et il n’était pas plus tôt arrivé, que je retrouvais le « vielleux » dans la cour !… Aussitôt qu’il m’a eu vue, il s’est sauvé comme toujours… Mais j’ai pensé aussitôt : Mauvais signe, mauvais signe !… Monsieur le Perpétuel, ma grand’tante me le disait toujours : « Babette, méfie-toi des vielleux !… » Et ma grand’tante, Monsieur le Perpétuel, s’y connaissait pour ça… Elle habitait juste en face de la Bancal, la nuit qu’ils ont assassiné le Fualdès… et elle a entendu l’air du crime… l’air que les joueux d’orgue et les vielleux « tournaient » dans la rue, pendant que, sur la table, la Bancal et Bastide et les autres coupaient la gorge au pauvre homme… C’était un air… qui lui est toujours resté dans les oreilles… à la pauvre vieille, et qu’elle m’a chanté autrefois, en grand secret, tout bas, pour ne compromettre personne… un air… un air…

Et la Babette s’était soudain dressée avec des gestes d’automate… Son visage, éclairé par la lueur rouge et falote du réverbère d’en face, exprimait la plus indicible terreur… Son bras tendu montrait la rue d’où une ritournelle lente, lointaine, désespérément mélancolique venait.

— Cet air-là !… râla-t-elle. Tenez… c’était cet air-là !


CHAPITRE IV

Martin Latouche


Aussitôt, on entendit, dans la pièce qui se trouvait juste au-dessus de la cuisine, un grand fracas, un bruit de meubles que l’on renverse, comme une vraie bataille. Le plafond en était retentissant.

La Babette hurla :

— On l’assassine !… Au secours !…

Et elle bondit vers l’âtre, y saisit un tisonnier et se rua hors de la cuisine, traversant la voûte, escaladant les degrés qui conduisaient au premier étage. M. Hippolyte Patard avait murmuré :

— « Bon Dieu !… »

Et il était resté là, les tempes battantes, anéanti par l’effroi, brisé par l’horreur de la situation, cependant que dans la rue la ritournelle maudite, l’air banal, historique et terrible prolongeait tranquillement son rythme complice de quelque nouveau forfait… musique du diable qui avait toujours empêché d’entendre les cris de ceux que l’on égorge… et qui arrivait maintenant toute seule, couvrant tout autre bruit, jusqu’aux oreilles bourdonnantes de M. Hippolyte Patard… jusqu’à son cœur glacé.

Il put croire qu’il allait s’évanouir…