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la grande porte… Martin Latouche tira bruyamment de lourds barreaux de fer, fit tourner une clef énorme, et, tirant la porte à lui, regarda sur la place.

— Tout est tranquille ! dit-il, tout le monde dort… Voulez-vous que je vous accompagne, mon cher secrétaire perpétuel ?

— Non ! Non ! je suis stupide ! Je suis un pauvre homme stupide ! Ah ! mon cher collègue, permettez-moi de vous serrer une dernière fois la main…

— Comment ! Une dernière fois !… Est-ce que vous croyez que je vais mourir comme les autres !… ah ! je n’y tiens pas, moi !… Et puis, je n’ai pas de maladie de cœur !…

— Non ! Non !… je suis stupide… il faut espérer que des temps moins tristes viendront, et que nous pourrons un jour bien rire de tout cela !… Allons ! adieu, mon cher nouveau collègue !… adieu !… Et encore une fois, toutes mes félicitations…

Le cœur brave et tout à fait réconforté, M. Hippolyte Patard, le parapluie en arrêt, prenait déjà le Pont-Neuf, quand Martin Latouche l’appela :

— Psst !… Encore un mot !… N’oubliez pas que tout cela, c’est mes petits secrets !…

— Ah ! vous ne me connaissez pas !… Il est entendu que je ne vous ai pas vu ce soir ! Bonne nuit, mon cher ami !…


CHAPITRE V

Expérience no 3


Le grand jour arriva. Il avait été fixé par l’Académie le quinzième qui suivit les obsèques solennelles de Maxime d’Aulnay. L’illustre Compagnie n’avait pas voulu que la situation regrettable où l’avait mise la triste fin des deux précédents récipiendaires se prolongeât. Elle tenait à en finir le plus vite possible avec tous les bruits absurdes que les disciples d’Eliphas de la Nox, les amis de la belle Madame de Bithynie et de tout le club des pneumatiques (de pneuma, âme) n’avaient cessé de faire courir. Quant au sâr lui-même, il semblait avoir disparu de la surface de la terre. Tous les efforts faits pour le joindre n’avaient abouti à rien. Les meilleurs reporters lancés sur sa trace étaient revenus bredouilles et cette absence prolongée était devenue facilement le principal sujet d’inquiétude, car, de toute évidence, le sâr se cachait ; et pourquoi se cachait-il ?

D’autre part, il est juste de reconnaître tout de suite que les cervelles généralement bien portantes, après l’émoi du premier ou plutôt du second moment, émoi qui les avait elles aussi, fait un peu divaguer (mais où sont les cervelles qui, même en bonne santé, par instants, ne divaguent point), que ces cervelles, dis-je, la crise passée, avaient retrouvé un parfait équilibre.

Ainsi, le plus tranquille des hommes, depuis son émouvant et mystérieux entretien avec Martin Latouche, était M. Hippolyte Patard. Même il avait retrouvé sa jolie couleur rose.

Mais, quand le grand jour de la réception de Martin Latouche arriva, la curiosité chez les uns et chez les autres, chez les sages aussi bien que chez les fous, fut déchaînée.

La foule qui se rua à l’assaut de la coupole l’emplit d’abord et puis resta à en battre les approches, débordant sur les quais et dans les rues adjacentes, interrompant toute circulation.

À l’intérieur dans la grande salle des séances publiques, tout le monde était debout, hommes et femmes s’écrasant. Au fur et à mesure que les minutes s’écoulaient (les minutes qui précédaient l’ouverture de la séance), le silence, au-dessus de l’effroyable cohue, se faisait plus pesant, plus terrible.

On avait remarqué que la Belle Madame de Bithynie s’était abstenue de paraître à la solennité. On en avait tiré le plus affreux augure… Certes, s’il devait arriver quelque chose, elle avait bien fait de ne pas se montrer, car elle eût été mise en pièces par une foule sur laquelle un vent de démence était prêt à souffler !

À la place que cette dame occupait à la précédente séance se tenait un monsieur correct, au ventre bourgeois, dont l’aimable rebondissement s’adornait d’une belle épaisse chaîne d’or. Il était debout, l’extrémité des doigts de ses deux mains glissée dans les deux poches de son gilet. Sa figure n’était point celle du génie, mais elle n’était pas inintelligente, loin de là. Le front chauve faisait oublier, par l’absence de tout subterfuge capillaire, qu’il était bas. Un binocle en or chevauchait un nez commun. M. Gaspard Lalouette (c’était lui) n’était point myope, mais il ne lui déplaisait pas de laisser penser autour de lui que sa vue s’était usée aux travaux de lettres, à l’instar des grands écrivains.

Son émotion n’était pas moindre que celle des gens qui l’entouraient et un petit tic nerveux ne cessait de lui soulever, assez