Page:Leroux - Le Fauteuil hanté.djvu/50

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louette qui, cependant, ne perdait pas facilement son sang-froid, se leva. Sur sa chaise, immobile, le Loustalot écoutait toujours, loin, loin. Enfin, il parut revenir du bout du monde, et, avec la rapidité automatique d’un jouet à ressort, il se jeta sur les chiens et les frappa de ses petits poings jusqu’à ce qu’on ne les entendît plus.

Et puis, se retournant sur Lalouette, il le fit se rasseoir et lui parla, cette fois, sur le ton le plus rude et le plus déplaisant.

— Alors !… dépêchez-vous !… je n’ai pas de temps à perdre !… parlez !… Cette affaire de l’Académie est bien regrettable… ces trois morts… trois morts sublimes. Mais je n’y peux rien, moi, n’est-ce pas ? Il faut espérer que ça ne va pas continuer !… car enfin, où irions-nous, où irions-nous ? comme dit ce bon M. Patard !… Le calcul des probabilités serait tout à fait insuffisant à expliquer une quatrième mort naturelle… certainement si l’Académie française, dont je m’honore de faire partie… si l’Académie existait depuis dix mille années et encore… une chose pareille en dix mille ans !… Non ! c’est fini… Trois, c’est déjà bien beau ! Il faut tout à fait se rassurer !… Mais parlez donc, monsieur Lalouette… je vous écoute !… Alors vous avez expertisé l’orgue de Barbarie ?… Et vous avez dit : j’ai lu cela… vous avez dit : « Euh ! Euh ! » Au fond, que croyez-vous ?

Et il ajouta sur un ton radouci, presque enfantin :

— C’est très curieux, cette histoire de la chanson qui tue.

— N’est-ce pas ? osa enfin « placer » M. Gaspard Lalouette qui, désormais tout à son sujet, ne pensa plus du tout aux deux molosses qui, eux, ne le perdaient pas de vue. N’est-ce pas ?… Eh bien, mon cher maître… c’est à cause de cela que je suis venu vous trouver… à cause de cela… et du secret de Toth… puisque vous lisez les journaux.

— Oh ! je les parcours, monsieur Lalouette, je n’ai pas, moi, de Mme  Lalouette pour me les lire, et je n’ai pas plus de temps à perdre que vous, veuillez le croire… aussi j’ignore tout à fait ce que c’est que votre secret de Toth !

— Ah ! ce n’est pas le mien, hélas ! sans quoi, je serais, paraît-il, le maître de l’univers… mais je suis en mesure de vous dire en quoi il consiste.

— Pardon, Monsieur, pardon, ne nous égarons pas ! Est-ce qu’il y a un lien quelconque entre la chanson qui tue et le secret de Toth ?

— Sans doute, mon cher maître, sans quoi je ne vous en parlerais pas…

— Enfin, où voulez-vous en venir ? Quel a été votre but en venant ici ?

— De vous demander comme au plus savant, si un être qui connaît le secret de Toth peut en tuer un autre comme, par exemple, la chanson qui tue. Ce que je veux savoir, moi, Gaspard Lalouette, que les circonstances ont appelé, comme expert, à dire mon mot dans cette lugubre histoire, c’est ceci, — ceci pourquoi uniquement je suis venu vous trouver — Martin Latouche peut-il avoir été assassiné ? Maxime d’Aulnay peut-il avoir été assassiné ? Jehan Mortimar peut-il avoir été assassiné ?

M. Lalouette n’avait pas fini de formuler cette triple hypothèse qu’Ajax et Achille rouvrirent leurs épouvantables gueules d’où il s’échappa, plus lamentable encore que tout à l’heure, le hululement à la mort ! En face, le grand petit Loustalot, les yeux redevenus fixes comme ceux de quelqu’un qui écoute au loin s’il n’entend pas quelque chose, le grand petit Loustalot était tout pâle.

Mais, cette fois, il ne fit pas taire ses molosses et, avec le hululement des chiens, M. Gaspard Lalouette crut entendre un autre hululement plus affreux, plus horrible, comme un hululement qui aurait été humain.

Mais c’était sans doute une illusion, car les chiens se turent à la fin et ce qui aurait pu être un hululement humain se tut en même temps.

Alors, M. Loustalot dit, les yeux redevenus papillotants, vivants, et après avoir fait entendre une petite toux sèche :

— Bien sûr que non qu’ils n’ont pas été assassinés… Ça n’est pas possible.

— N’est-ce pas ! Ça n’est pas possible !… s’exclama M. Lalouette !… Et il n’y a pas de secret de Toth qui tienne !…

M. Loustalot se grattait alors le bout du nez… Il fit :

— Hum ! Hum !

Ses yeux étaient repartis, vagues… lointains… M. Lalouette parlait encore, mais, de toute évidence, M. Loustalot ne l’entendait plus… ne le voyait même plus… oubliait même qu’il était là…

Et M. Loustalot oublia si bien que M. Lalouette était là, qu’il s’en alla, tranquillement, sans un mot d’au revoir ni de politesse à l’adresse de son hôte, et il referma la porte, laissant M. Gaspard Lalouette avec les deux molosses.