Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/111

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nêtes gens qui deviendraient de grands fripons, si la fortune les mettait aux mêmes épreuves !

Ami Santillane, continua le ministre, ne te souviens plus du passé ; songe que tu es présentement au roi, et que tu seras désormais occupé pour lui. Tu n’as qu’à me suivre ; je vais t’apprendre en quoi consisteront tes occupations. À ces mots, le duc me mena dans un petit cabinet qui joignait le sien, et où il y avait sur des tablettes une vingtaine de registres in-folio fort épais. C’est ici, me dit-il, que tu travailleras. Tous ces registres que tu vois composent un dictionnaire de toutes les familles nobles qui sont dans les royaumes et principautés de la monarchie d’Espagne. Chaque livre contient par ordre alphabétique l’histoire abrégée de tous les gentilshommes d’un royaume, dans laquelle sont détaillés les services qu’eux et leurs ancêtres ont rendus à l’État, aussi bien que les affaires d’honneur qui peuvent leur être arrivées. On y fait encore mention de leurs biens, de leurs mœurs, en un mot de toutes leurs bonnes et mauvaises qualités : en sorte que, lorsqu’ils viennent demander des grâces à la cour, je vois d’un coup d’œil s’ils les méritent. Pour savoir exactement toutes ces choses, j’ai partout des pensionnaires qui ont soin de s’en informer et de m’en instruire par des mémoires qu’ils m’envoient ; mais, comme ces mémoires sont diffus et remplis de façons de parler provinciales, il faut les rédiger et en polir la diction, parce que le roi se fait lire quelquefois ces registres. C’est à ce travail, qui demande un style net et concis, que je veux t’employer dès ce moment même.

En parlant ainsi, il tira d’un grand portefeuille plein de papiers un mémoire qu’il me mit entre les mains ; puis il sortit de mon cabinet pour m’y laisser faire mon coup d’essai en liberté. Je lus le mémoire, qui me parut non-seulement farci de termes barbares, mais même trop passionné. C’était pourtant un moine de la ville de Solsone qui l’avait composé. Sa révérence, en affectant