Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/127

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dié, s’il eût reçu ses mille ducats, et qu’on l’eût laissé chercher de l’emploi ailleurs ; mais en sortant de chez le cardinal, il fut arrêté par un alguazil, et conduit à la tour de Ségovie, où il a été longtemps prisonnier.

Ce trait historique redoubla ma frayeur. Je me crus perdu ; et, ne pouvant m’en consoler, je commençai à me reprocher mon impatience, comme si je n’eusse pas été assez patient. Hélas ! disais-je, pourquoi faut-il que j’aie hasardé cette malheureuse fable qui a déplu au ministre ? Il était peut-être sur le point de me tirer de mon état misérable ; peut-être même allais-je faire une de ces fortunes subites qui étonnent tout le monde. Que de richesses, que d’honneurs m’échappent par mon étourderie ! Je devais bien faire réflexion qu’il y a des grands qui n’aiment pas qu’on les prévienne, veulent qu’on reçoive d’eux comme des grâces jusqu’aux moindres choses qu’ils sont obligés de donner. Il eût mieux valu continuer ma diète sans en rien témoigner au duc : je devais même me laisser mourir de faim pour mettre tout le tort de son côté.

Quand j’aurais encore conservé quelque espérance, mon maître, que je vis l’après-dînée, me l’eût fait perdre entièrement. Il fut fort sérieux avec moi contre son ordinaire, et il ne me parla point du tout ; ce qui me causa le reste du jour une inquiétude mortelle. Je ne passai pas la nuit plus tranquillement : le regret de voir évanouir mes agréables illusions, et la crainte d’augmenter le nombre des prisonniers d’État, ne me permirent que de soupirer et de faire des lamentations.

Le jour suivant fut le jour de crise. Le duc me fit appeler le matin. J’entrai dans sa chambre, plus tremblant qu’un criminel qu’on va juger. Santillane, me dit-il en me montrant un papier qu’il avait à la main, prends cette ordonnance… Je frémis à ce mot d’ordonnance, et dis en moi-même : Ô ciel ! voici le cardinal Spinosa ; la voiture est prête pour Ségovie. La frayeur qui me saisit dans ce moment fut telle, que j’interrom-