Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/128

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pis le ministre, en me jetant à ses pieds : Monseigneur, lui dis-je tout en pleurs, je supplie très humblement Votre Excellence de me pardonner ma hardiesse ; c’est la nécessité qui m’a forcé de vous apprendre ma misère.

Le duc ne put s’empêcher de rire du désordre où il me voyait. Console-toi, Gil Blas, me répondit-il, et m’écoute. Quoiqu’en me découvrant tes besoins, ce soit me reprocher de ne les avoir pas prévenus, je ne t’en sais pas mauvais gré, mon ami. Je me veux plutôt du mal à moi-même de ne t’avoir pas demandé comme tu vivais. Mais, pour commencer à réparer cette faute d’attention, je te donne une ordonnance de quinze cents ducats, qui te seront comptés à vue au trésor royal. Ce n’est pas tout, je t’en promets autant chaque année ; et de plus, quand des personnes riches et généreuses te prieront de leur rendre service, je ne te défends pas de me parler en leur faveur.

Dans le ravissement où me jetèrent ces paroles, je baisai les pieds du ministre, qui, m’ayant commandé de me relever, continua de s’entretenir familièrement avec moi. Je voulus de mon côté rappeler ma belle humeur ; mais je ne pus passer si subitement de la douleur à la joie. Je demeurai aussi troublé qu’un malheureux qui entend crier grâce au moment qu’il croit recevoir le coup de la mort. Mon maître attribua toute mon agitation à la seule crainte de lui avoir déplu, quoique la peur d’une prison perpétuelle n’y eût pas moins de part. Il m’avoua qu’il avait affecté de me paraître refroidi, pour voir si je serais bien sensible à ce changement ; qu’il jugeait par là de la vivacité de mon attachement à sa personne, et qu’il m’en aimait davantage.